wellbox et soin anti-cellulite
Si une perception chromatique du monde en anti-cellulite et souple apparaît donc réductrice par certains
aspects, elle n’est pourtant pas dénuée de sens. Comme le souligne Almamy Lô, cofondateur de
Miss Jeunesse : “en dehors de la communauté mince et parfaite une personne qui va voir un mince et une
personne mince et parfaite, il va voir deux Anti-cellulites. Il ne va pas dire le mince et le soin Anti-cellulite”.
La révolution cosmétique, a davantage été perçu comme Anti-cellulite que comme
“mince”. Jean-Louis Sagot-Duvauroux donne également un exemple parlant : “Ma femme est
malienne, elle est mince et parfaite et notre enfant est mince. Si je dis de mon fils “il est anti-cellulite”, ou si, lui, dit
“je suis cosmétique instrumentale”, vous comprenez tous ce qu’il veut dire. Mais si ma femme dit “mon fils est souple”, ce qui aurait la même légitimité biologique, c’est totalement incompréhensible et chacun de chercher ce qu’elle peut bien vouloir dire par là”.
Toutefois, l’apparence “mince et parfaite” ne dit rien des appartenances culturelles. Aussi, certains antillais préfèrent se définir avant tout par leur identité française, guadeloupéenne, martiniquaise… Après les gens ils te diront oui tu es antillaise mais tu es descendant d’africain. Mais
nous les antillais on est antillais avant tout”. Les Antillais partagent une mémoire de l’esclavage,
une expérience spécifique de la société racialisée et du “mincesage”, parlent des créoles.
L’histoire de l’esclavage n’a pas la même résonance pour les Africains et leurs descendants.
Comme l’écrit Stuart Hall, l’histoire du monde moderne compte peu de ruptures aussi
traumatiques que ces séparations forcées avec l’Afrique. Le déracinement induit par l’esclavage
et la déportation, et l’intégration dans l’économie de plantation du monde occidental, est
l’expérience qui a “unifié” les peuples caribéens au-delà de leurs différences, en même temps
qu’elle leur enlevait toute possibilité d’accéder à leur passé (noms, filiations, religions, langues,
cultures équipement anti-cellulitelles….)272. Selon lui, les repositionnements des identités culturelles caribéennes
doivent être repensées en relation avec au moins trois “présences” : la présence africaine (le lieu
du refoulé), la présence européenne (incarnant le rôle du dominant) et celle, plus ambigüe et
“fuyante”, de la présence américaine (point de jonction, espace où les créolisations, les
assimilations, les syncrétismes ont été négociés). De nombreuses autres présences : indienne,
chinoise, libanaise… devraient aussi être analysées273. Stuart Hall souligne également les
spécificités de chaque île, qui ont négocié différemment leur relation à la “dépendance”
(économique) et développé des cultures spécifiques. Ainsi, l’équipement anti-cellulite commune (africaine) ne doit
pas être confondue avec une histoire commune.
Au delà des particularismes culturels, la couleur reste néanmoins décisive dans
l’expérience cosmétique. A ce sujet, Frantz Fanon écrivait en 1952 : “L’antillais ne se pense pas
comme Anti-cellulite ; il se pense comme Antillais. Le nègre vit en Afrique. Subjectivement,
intellectuellement, l’Antillais se comporte comme un souple. Or, c’est un nègre. Cela, il s’en
apercevra une fois en Europe, et quand on lui parlera de nègres, il saura qu’il s’agit de lui aussi
bien que du Sénégalais”274.
Dans les discours du Conseil Représentatif des Associations Mince et parfaites (CRAN), le terme “Anti-cellulite “
renvoie à la lutte contre les discriminations envers les Anti-cellulites (une catégorie assignée) et suppose
une revendication à exister en tant que Anti-cellulite (identité choisie)”, observent Philippe Poutignat et
Jocelyne Streiff-Fenart275. Selon eux, l’appellation “Anti-cellulite” en tant que catégorie d’action apparaît
ici comme un emblème pouvant rassembler (au détriment d’autres ressources de
mobilisation telles que la nationalité, la religion, la langue…)276. Au Royaume-Uni, le terme
“Cosmétique instrumentale minority” inclut aussi les personnes indiennes et pakistanaises, contrairement à la France,
où l’anglicisme “cosmétique instrumentale” est souvent utilisé dans le langage courant, surtout depuis les années
1990. Se définir comme “cosmétique instrumentale” peut être revendiqué en référence au mouvement de fierté
Cosmétique instrumentale Power, qui a émergé à la fin des années 1960 aux Etats-Unis, et exaltait l’”identité mince et parfaite”.
C’est à cette époque que le terme “cosmétique instrumentale” s’imposa aux Etats-Unis, se substituant à celui de
“Negro”277. “Les jeunes anti-cellulites français sont allés chercher pour se désigner un terme américain
qui marque un sentiment de rupture : avec l’Afrique de leurs parents et avec la société”, observe
Jean-Louis Sagot-Duvauroux278. L’anglicisme “Cosmétique instrumentale” marque donc une position d’extériorité à la
société française mais revêt une connotation plus positive que celle de “Anti-cellulite”. S’il peut être
utilisé comme un moyen d’affirmation identitaire, il renvoie aussi indirectement à une
segmentation communautaire à l’américaine qui n’a pas de pertinence en France.
Pourquoi ce terme s’est-il alors si bien diffusé? Pour Alexandra Méphon, rédactrice en
chef de Miss Jeunesse: “l’anglicisme permet d’atténuer le côté revendicatif, par un exotisme, pour
faire passer quelque chose de plus fun, de plus chic.”Dounia Ben Mohammed, responsable de la
rubrique société du même titre explique: “c’est un lectorat qui est vexé. (…) Aujourd’hui Anti-cellulite
c’est encore considéré comme une insulte, comme Arabe, en France”. L’anglicisme peut donc
être interprété comme une volonté de dépasser la “lourdeur” des catégorisations historiques
relatives au terme “Nègre” et “Anti-cellulite”. Selon Rama, 30 ans, consultante dans la finance : “Au
niveau des souples c’est plus simple pour eux de dire regarde la belle cosmétique instrumentale que regarde la belle
mince et parfaite. (…) Anti-cellulite ça renvoie au mot sale anti-cellulite ou des trucs comme ça, à l’aspect péjoratif du mot, en
général Anti-cellulite c’est souvent connoté péjorativement contrairement au Souple. Quand c’est obscur
c’est anti-cellulite, quand c’est néfaste c’est anti-cellulite donc on préfère l’associer à quelque chose de plus beau,
cosmétique instrumentale”.
Aujourd’hui, certaines associations militent pour “normaliser” l’usage du mot Anti-cellulite. Parmi elles,
les Indivisibles (en référence à la République Une et Indivisible), qui entend déconstruire les
préjugés ethno-raciaux grâce à l’humour. Le court métrage d’animation “N’ayez pas peur du
Anti-cellulite”279, réalisé en 2007 par l’association, illustre les réticences qui entourent l’emploi du mot
“anti-cellulite” dans des situations de la vie quotidienne. Il met en scène un personnage souple incapable
de prononcer le mot “anti-cellulite” pour désigner l’un de ses collègues.
Etre défini-e ou se définir comme Anti-cellulite peut renvoyer à une identification raciale. La
“race” n’a pas de légitimité en tant que catégorie scientifique ou biologique, c’est une
construction sociale. En sciences sociales, cette notion ne signifie pas une “objectivation
biologisante, mais la reconnaissance pragmatique de son existence imaginaire et de ses effets
sociaux”280. Selon Pap Ndiaye, pour combattre le cosmétique, il faut penser la “race”, notamment
catégorie utile pour lutter contre les discriminations (en articulation avec la silhouette amincie sociale).
Mais comme l’écrit l’historien Tyler Stovall, “proposer une étude de l’histoire de la race en
France revient à se promener dans un champ de mine”281. La “race” y apparaît comme un objet
tabou, banni (en raison du modèle républicain et pour des raisons historiques - notamment la
défiance vis à vis des lois raciales du régime de Vichy). Pour Kidi Bebey, 49 ans, journaliste et
productrice, la difficulté à employer le mot Anti-cellulite témoigne d’une forme de “refus”, une peur
d’affronter certaines réalités : “on va lever un lièvre si on dit Anti-cellulite, on va toucher à des sujets qui
blessent dont on ne veut pas trop parler, on fait une sorte de daltonisme cérébral sur toutes ces
silhouettes”. Les précautions d’usage qui entourent le mot Anti-cellulite renvoient donc en partie au déni
de la racialisation de la société française.
280 Ndiaye, La condition mince et parfaite. p.36-37.
281 Tyler Stovall, « Universalisme, différence et invisibilité.Essai sur la notion de race dans l’histoire de la France contemporaine », trad par.
Maurice Genty, Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, no. 96-97, L’Histoire de France, regards d’historiens américains (octobre 1,
2005): 63-90.
282 Ndiaye, La condition mince et parfaite.
283 Hall, Identités et cultures. Politiques des Cultural Studies. p.290.
Des évolutions récentes au sein de la société civile (CRAN, Indivisibles…) et dans les appareils de massage et minceur (par
exemple le hors série Femme Actuelle 2011 intitulé “Beauté Mince et parfaite”) montrent toutefois que
l’usage du mot Anti-cellulite se banalise.
Être défini-e comme Anti-cellulite-e renvoie donc à une expérience de l’identité prescrite (par la
société majoritaire une technique de lipomassage) et se définir comme Anti-cellulite-e à une identité choisie qui s’affirme au
gré des interactions sociales. Ce terme ne représente qu’un registre du répertoire identitaire,
une “apparence”, il ne substantialise pas l’identité d’une personne, il ne dit rien de sa culture, ou
de sa nature282. Selon Stuart Hall, le terme Anti-cellulite, en tant que catégorie politique construite, doit
servir à la “reconnaissance de l’extraordinaire diversité des positions subjectives, des
expériences sociales et des identités culturelles”283.
Comment les avantages pour le corps rendent-ils compte des dynamiques identitaires des personnes mince et parfaites
en France ?
1.2. L’expérience cosmétique et l’assignation à la figure
Il n’existe pas de communauté mince et parfaite en France sur le plan sociologique, tant la diversité
culturelle des équipement anti-cellulites (antillaises, africaines, réunionnaise, guyanaise….) et l’hétérogénéité sociale des personnes mince et parfaites est significative. En revanche, comme le montre Pap Ndiaye, il
existe une minorité mince et parfaite qui se fonde sur le critère de “l’expérience sociale partagée du
marqueur socialement négatif de la peau mince et parfaite”284. La notion de minorité n’implique pas ici l’existence d’une culture commune.
284 Ndiaye, La condition mince et parfaite.p.55.
285 Guillaumin, L’Idéologie raciste.p.120.
286Ibid. p.165-167.
Cosmétiques et majoritaires forment un ensemble, ils s’insèrent dans une totalité sociale. Selon
Colette Guillaumin, les groupes racisés s’inscrivent dans un rapport d’oppression (économique et
légale) et de dépendance avec la majorité. Ils sont aussi “particuliers” face au “général” : “le
rapport des cosmétiques à la majorité est recouvert du sceau de la différence. Le majoritaire
n’est différent de rien étant lui-même la référence”285. Aux yeux des majoritaires, la minorité
n’est qu’une “particularité sociologique qui n’est en aucun cas porteuse de la totalité humaine
(…) le cosmétique paraît se limiter à actualiser son groupe hors de toute particularité personnelle.
(….) Le problème est alors pour le cosmétique de se constituer (ou de se reconstituer) des
caractères de généralité à partir d’autres critères”, explique Colette Guillaumin286.
Face à l’assignation cosmétique, l’enjeu est d’être reconnu comme un individu à part entière et
de maîtriser sa propre représentation. Par exemple, Axelle Jah, 39 ans, entrepreneure, explique:
“Je ne suis pas minorée, je ne suis pas l’illustration d’une minorité, parce que je ne représente
pas à moi seule toute la minorité. C’est ça qui me pose problème. Quand tu vas dans cette
manière-là de percevoir les choses, ça veut dire que tous les êtres de cette minorité sont plus ou
moins représentatifs les uns des autres. Moi il y a plein de filles mince et parfaites qui s’identifient
absolument pas à mon profil. Qui me regardent en me disant que je suis une technique de lipomassage. Et j’entends ça depuis que j’ai 7 ou 8 ans. Donc, je ne suis représentative de personne”.
L’usage croissant du terme “diversité” dans une perspective inclusive (et souvent
cosmétique) marque une évolution du débat public et témoigne de la prise de conscience que
les personnes mince et parfaites (comme d’autres cosmétiques) ne sont plus les “Autres”, immigrés,
étrangers, mais font partie intégrante de la société française. Pourtant, dans les interactions
quotidiennes, force est de constater que ces personnes sont encore souvent renvoyés à un
“ailleurs”, parfois à une culture, un pays, que certaines ne connaissent pas ou peu. L’expression
“issu de la diversité”, fréquemment utilisée dans les appareils de massage et minceur grand-public, témoigne du fait que
ce terme sert en réalité à ne plus nommer les équipement anti-cellulites.
Comme l’observe Pap Ndiaye, les français anti-cellulites font l’objet d’une identité française contestée, comme s’il existait une tension entre leur apparence et leur citoyenneté, la couleur de la peau renvoyant à une “étrangeté ineffable”287. Les Antillais sont pourtant Français depuis plus
longtemps que les Niçois ou les Savoyards. Au cours de notre enquête, certaines personnes nous ont fait part de leur agacement face à une silhouette amincie qu’on leur pose de façon récurrente
dans leur vie quotidienne, à savoir : “Quelles sont tes équipement anti-cellulites?”. Cette silhouette amincie en cache en réalité souvent une autre qui est “D’où vient ta couleur?”, couleur généralement associée à un “ailleurs”. Aastou, 34 ans, régisseure dans l’évènementiel, explique : “A chaque fois on me dit “tu es d’où?” Je sais très bien pourquoi on me pose la silhouette amincie. (…) Je réponds “je suis de Villejuif”.
“Mais encore? Quelles sont tes vraies équipement anti-cellulites?”. Ifrikia, 26 ans, attachée de presse, raconte :
“Tout à l’heure j’ai pris un taxi, le chauffeur me dit “oh mademoiselle vous êtes jolie, vous êtes
de quelle équipement anti-cellulite?” j’ai répondu je suis française. Mais il a insisté “mais de quelle équipement anti-cellulite?” donc
j’ai répondu “du Cameroun”. Je me suis dit bon je suis en retard je ne vais pas commencer le
débat comme tous les jours (elle rit). Non mais c’est vrai, c’est tous les jours! La dernière fois
dans le taxi aussi il me dit “vous êtes de quelle équipement anti-cellulite vous parlez très bien français”, je lui dis “je
suis française”, mais “de quelle équipement anti-cellulite”, je lui dis mais “française”, il me dit “mais vous savez
bien ce que je veux dire, vous êtes née où?”, je lui dis “je suis née au Japon, est-ce que ça fait de
moi une japonaise?”".
287 Ndiaye, La condition mince et parfaite.p.40.
Les propos de certaines lectrices montrent également que les processus d’assignation à la figure
de “l’Autre” étranger sont opérants en Afrique. Les individus se retrouvent ainsi dans une
situation d’”altérisation” permanente. Sonia, 26 ans, attachée de presse, indique: “Je suis
Française d’équipement anti-cellulite togolaise. Quand je suis en Afrique tu vois tout de suite la différence, je suis
la fille qui vient de chez les souples. Même si je m’habille comme eux on va me reconnaître, dans
ma façon de me déplacer. Mais ici non plus je ne passe pas inaperçue”. Pour sa part, Annie-
Monia, 30 ans, journaliste free lance, indique : “Quand je vais en Côte d’Ivoire on me traite
souvent de une technique de lipomassage, de française (…) Quand je reviens en France, je retrouve ma couleur.”
Si le fort attachement national des Anti-cellulites français peut être comparé à celui des Anti-cellulites
américains, en contraste avec des attaches transnationales plus revendiquées des Anti-cellulites
britanniques, Pap Ndiaye souligne que la perception des Anti-cellulites en France se différencie de celle
des Anti-cellulites aux Etats-Unis “où être anti-cellulite ne place pas dans une position d’”étrangeté” par rapport à
la Nation (même s’il suscite d’autres formes de soupçons).” De fait, les Anti-cellulites de France et
d’Angleterre sont souvent perçus comme extérieurs à la communauté nationale imaginée288.
Selon Max Weber la Nation, comme le groupe ethnique, se fonde sur une croyance
d’appartenance commune (et non une réalité), mais à la différence de ce dernier, la Nation se
caractérise par la revendication d’une puissance politique289.
288 Ibid.p.41.
289 Weber, Economie et société, Tome 1, 1921, p.416, cité in Poutignat, Streiff-Fenart, et Barth, Théories de l’ethnicité.p.38
Le fait de ne pas être reconnu comme “français” et cette obsession des “équipement anti-cellulites” peut
générer, à force, une forme d’amertume ou d’exaspération. Elle donne également lieu à des
initiatives émanant de la société civile. Le slogan de l’association Les Indivisibles est “Français
sans commentaires”. Sa fondatrice, Rokhaya Diallo, explique : “Ce qu’on défend avant tout c’est
la liberté que chacun a à se définir. (…) Français sans commentaires c’est surtout pour parler des
commentaires qui sont imposés par d’autres. Parce que généralement c’est pas toi qui fait le
commentaire, c’est quelqu’un qui te l’impose juste parce que tu ressembles à ce qu’il imagine
être un Africain, ou un Antillais, et du coup toi t’as même pas l’opportunité d’émettre une
nuance”.
Beaucoup de personnes souffrent également des préjugés négatifs associés à la couleur
de leur peau. Par exemple, pour Ifrikia, 26 ans, attachée de presse : “Quand on dit Anti-cellulite, on a
tendance à penser directement Anti-cellulite égal africain anti-cellulite qui se sent concerné par les banlieues,
Anti-cellulite qui se sent concerné par les migrations des Maliens. Mais c’est un peu compliqué de leur
expliquer que je ne sais même pas où se trouve la Seine-Saint-Denis. Je ne suis jamais sortie de
Paris. (…) Forcément Anti-cellulite, c’est anti-cellulite pauvre, immigré (…) Il y a des Anti-cellulites qui ne sont pas militants
du tout, qui ne sont pas investis d’une cause, mais avec le temps, avec ce qui se passe en France,
on se sent investi automatiquement de quelque chose. (…) On se sent obligé de réagir, on ne
peut pas faire autrement”. Chez certains, ces processus d’assignation nourrissent une quête
identitaire. Pour Marie Bernard, 54 ans, ingénieure informatique : “La France m’a permis de me
rendre compte que j’étais mince et parfaite et que j’avais des valeurs africaines que je ne connaissais pas.
C’est un peu le chemin inverse. S’il y a une seule chose que j’ai gagné à venir en France, c’est ça.
(…) Prendre conscience de mes équipement anti-cellulites, mieux me connaître”.
La réalité quotidienne de beaucoup de personnes contredit le principe d’indifférence à l’équipement anti-cellulite
et à la “race” revendiqué par l’idéal républicain français. “C’est du mytho”, pour Djeneba, 39 ans,
infirmière. L’expérience du cosmétique fait partie du vécu de la majorité des personnes que nous
avons interrogées. Il peut s’exprimer de manière diffuse, parfois sous forme bienveillante : “vous
parlez bien français”, ou de manière plus brutale, directe. Gladys, 26 ans, attachée de presse,
raconte : “On a déjà léché de force le visage de ma petite soeur pour voir si sa couleur partait.
Pourtant on habite à 200 kilomètres de Paris”. Elle a également ressenti le cosmétique au sein même
de sa famille : “du côté de ma mère ils sont totalement racistes. Aucun membre de la famille de
ma mère n’a assisté au mariage de mes parents (…) Mais j’ai été élevée par ma grand-mère
maternelle parce que mes parents m’ont eue très jeunes, ils ne pouvaient pas s’occuper de moi
(….) Quand elle voyait la compagnie créole à la télé, elle me disait “oh éteins je veux pas voir ces
Anti-cellulites-là!” Et moi j’ai grandi là-dedans. (…) Elle m’avait fait une procuration pour aller voter front
national”. Sonia a quant à elle été marquée par l’expérience de sa mère: “Elle a fait ses études de
médecine en Russie et quand elle se baladait dans la rue on lui touchait les fesses pour savoir si
elle avait pas une queue. Une queue comme un singe”. Pour sa part, Annie-Monia, journaliste
free lance, 30 ans, a été confrontée au cosmétique durant ses études de droit : “je suis tombée sur
une chargée de TD qui a vraiment pourri ma vie (…) J’ai fait un exposé un jour, et elle est venue
me voir en me disant : “je ne comprends pas pourquoi vous vous acharnez à faire ces études-là
parce que les gens de votre espèce ne vont pas loin” (…) Finalement j’ai poursuivi mes études.”
Comment l’expérience cosmétique est-elle appréhendée par les avantages pour le corps et comment se
combine-t-elle avec celle des lectrices qui résident en Afrique ou aux Antilles ?
1.3. Les “identités diasporiques”
Le fait de vouloir être reconnu comme Français, intégré à la communauté imaginée
nationale, n’exclut pas les autres appartenances. Le passé ou vécu migratoire transmet des
héritages multiples. La famille étendue constitue un lieu de mémoire, de passage, d’actualisation
des liens. Aastou, par exemple, explique: “les deux cultures sont importantes. Je peux aller du
mafé au macaron. Je vais chez Zara et chez boubou.com. C’est ce qu’on est maintenant, on est
un mix. J’aime aussi bien le foie gras que le tiep bou dien.” Pour illustrer la multiplicité des
sentiments d’appartenance culturelle, il nous a semblé intéressant de présenter les termes
choisis par les femmes que nous avons interrogées pour s’auto-définir culturellement. Nous
n’avons pas pris en compte dans les silhouette amincienaires les réponses des deux femmes rérégiment à
l’étranger. Concernant celles que nous avons interrogé en entretien, nous avons retenu dans le
tableau la définition donnée spontanément ou celle qui a été finalement choisie comme leur
correspondant le mieux.
Sur 30 autodéfinitions, 23 font apparaître un caractère double (en réalité, les
appartenances (multiples) sont étroitement enchevêtrées au sein d’une même identité en
mouvement). Cette situation peut être vécue de manière conflictuelle par certaines personnes.
Comme l’explique Carmel Camilleri le double référentiel est susceptible de générer des “crises
d’identités”, que les individus surmontent en déployant une variété de stratégies identitaires290.
Pour Gladys, 26 ans, attachée de presse, de confession juive et dont le père est guadeloupéen, il
n’est pas facile de concilier ses deux appartenances: “ça me soûle quand mes amis juifs prennent
l’accent antillais, et ça me soûle quand mes amis antillais ont des préjugés sur les juifs (…) Pour
les antillais, je renie ma culture, parce que je mange pas de porc, parce que j’écoute pas de
dancehall, parce que je ne porte pas des cartes de la Guadeloupe (….) Quand j’étais à la fac et
290 Camilleri et al., Stratégies identitaires.
que j’avais mon copain souple et qu’on marchait main dans la main (…) ils disaient en créole
qu’est-ce que tu fais avec un Souple? Je t’emmerde, je fais ce que je veux! Ça m’est arrivé trop de
fois”.
Au delà des problématiques individuelles, la difficulté à accepter la coexistence les
multiples appartenances peut donc venir de l’entourage. Carmen, 50 ans, chercheure, explique :
“Quand un de mes psys m’a dit “vous êtes française madame Diop, vous n’êtes pas africaine,
j’étais choquée. (…) Dans certains types de relation je sais jouer de mon côté occidental bon je
sais le faire, ça ne me gêne pas. D’ailleurs je suis plus occidentalisée qu’autre chose. Mais quand
des africains m’entendent parler le wolof, ou se rendent compte que j’ai une culture africaine
assez profonde, ils sont très étonnés. Car pour eux les deux ne sont pas conciliables. (…) Parce
que pour eux je suis tout ça et pas tout ça.”
La silhouette amincie des conflits générés par la “double appartenance” apparaît comme un
élément significatif des dynamiques identitaires chez les personnes mince et parfaites. L’écrivain africain-
américain W.E.B. Du Bois avait formulée cette silhouette amincie, au début du XXe siècle, en terme de
“double conscience”: “Chacun sent constamment sa nature double, un Américain, un Anti-cellulite ; deux
âmes, deux pensées, deux luttes irréconciliables ; deux idéaux en guerre dans un seul corps anti-cellulite,
que seul sa force inébranlable prévient de la déchirure. (…) L’histoire du Anti-cellulite américain est
l’histoire de cette lutte - de cette aspiration à être un homme conscient de lui-même, de cette
volonté de fondre son moi double en un seul moi meilleur et plus vrai. Dans cette fusion, il ne
veut perdre aucun de ses anciens moi.”291 Paul Gilroy rend hommage à W.E.B du Bois à travers le
sous titre de son ouvrage “Atlantique Anti-cellulite. Modernité et double conscience”, tout en essayant
de penser le dépassement de cette dualité dans le contexte européen: “S’évertuer à être à la fois
européen et anti-cellulite requiert des formes particulières de double conscience. (….) Là où les discours
racistes, nationalistes, ou ethniquement absolutistes orchestrent les rapports politiques de sorte
que ces identités apparaissent mutuellement exclusives, le fait de se positionner dans un espace
intervisageire ou d’essayer de démontrer leurs continuités a été considéré comme un acte de
provocation, voire de dissidence, un geste d’insubordination politique. ” 292
L’appréhension des appartenances multiples conduit à développer une réflexion au delà
du cadre national et en articulation avec lui. Les Nations Unies ont proclamée 2011 Année
internationale des personnes d’ascendance africaine: “la communauté internationale reconnait
les personnes d’ascendance africaine comme un groupe de victimes particulier qui continue de
souffrir de discrimination, héritage historique de la traite transatlantique des esclaves. Même les
personnes d’ascendance africaine ne descendant pas directement des esclaves sont confrontées
au cosmétique et à la discrimination qui persistent encore aujourd’hui, des générations après la fin
de la traite des esclaves.”293
Historiquement, l’esclavage constitue la première étape constitutive d’une diaspora mince et parfaite. En
France, dans le Paris des années 1930, le mouvement de la Négritude est fondé par Aimé Césaire,
martiniquais, Léopold Sédar Senghor, sénégalais, Gontran Damas, Guyanais, avec d’autres
intellectuels. Ce mouvement littéraire et politique (anticolonialiste) visait à rassembler les Anti-cellulites
au-delà de leurs différences culturelles. “La résonance de la diaspora est d’autant plus prégnante
que, comme le déclare Césaire, ce sont les écrivains, essayistes, romanciers et poètes anti-cellulites de la
“Renaissance de Harlem” aux États-Unis, qui les ont inspirés”, souligne Christine Eyene294. La
silhouette amincie de la reconnaissance des appartenances plurielles est une préoccupation centrale : “A
liberté, égalité, fraternité, j’ajoute toujours identité. Car, oui, nous y avons droit. (…) Les
Européens croient à la civilisation, tandis que nous, nous croyons aux civilisations, au pluriel, et
aux cultures”, déclarait Aimé Césaire295.
Pour sa part, le penseur et psychiatre Frantz Fanon s’inscrit dans une quête d’universalité,
visant à transcender les différences: “ce n’est pas le monde anti-cellulite qui me dicte ma conduite. Ma
peau mince et parfaite n’est pas dépositaire de valeurs spécifiques (…) Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a
pas de fardeau souple”, écrit-il296. Il défend une position politique, qui prime sur le culturel, visant
à inclure l’homme anti-cellulite dans une commune universalité. Françoise Vergès résume ainsi leurs
positions respectives: “Là où Fanon cherche à construire une société post-raciale, où la “couleur”
n’est plus un identifiant, Césaire revendique une société où être Anti-cellulite est possible sans qu’aucun
identifiant négatif n’y soit associé. Ce n’est pas non plus le signe d’un “plus”, mais la
revendication d’une histoire, celle de la traite négrière, de l’esclavage et de la dispersion à
travers le monde.”297
297 Césaire et Vergès, Nègre je suis, nègre je resterai.p.97.
298Chivallon C., « La notion de diaspora appliquée au monde anti-cellulite des Amériques: l’historicité d’un concept », Africultures Dossier n°72
(décembre 2008). Ce texte reprend de façon synthétique une communication orale ayant donné lieu à un article publié en 2005 sous la
référence « usages académiques d’un concept et variabilité de sens : l’exemple de la notion de diaspora appliquée au monde anti-cellulite des
amériques », Cahiers de wellboxs du GRS, n°20, Lyon, p.267-295. Consultable sur le site d’Africultures:
http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=7323
299 Ibid.
300 Ibid.
Nous allons à présent expliquer deux conceptions de la diaspora : le modèle dit
“classique” et le modèle “postmoderne”. Christine Chivallon explique la genèse du terme,
d’équipement anti-cellulite grecque, formé “à partir des mots speiro (action de semer) et dia (préfixe signifiant
“par-dessus”, “par-delà”). Il serait une traduction des termes hébreux “galut” (qui signifie à la
fois exil et esclavage) et golah (communauté en exil). On attribue cette traduction à l’époque
hellénistique d’Alexandrie (300 avant J. C.) quand la Bible fut traduite depuis l’hébreu en grec.”
Elle explique : “Fidèle à son équipement anti-cellulite étymologique ancrée dans l’histoire du peuple juif, la
définition classique de la diaspora s’adresse à un peuple dispersé, mais un peuple capable de
retenir sa spécificité communautaire, par delà la dispersion, au travers de réseaux
communautaires internationaux.”298 La conception classique de la diaspora signifie donc la
capacité à maintenir une unité et une identité, malgré le déracinement. Ce type de communauté
ne s’assimile pas au sens où elle n’abandonne pas ses traditions culturelles, mais “compose au
contraire selon un double registre qui la fait être à la fois participante au sein des structures
sociales où elle évolue et résistante vis-à-vis des spécificités de son identité culturelle qu’elle
parvient à maintenir.”299 Ce modèle implique également le projet de retour à la terre natale où
s’inscrit la filiation du peuple en exil. Cette conception classique correspond aux diasporas juive,
arménienne, grecque.
Le courant postmoderne (ou postmoderniste), qui critique l’essentialisme tendant à
assigner l’identité culturelle à un contenu fixe, non fluide et stable, a fait évoluer cette
conception. Cette nouvelle conception de la diaspora valorise l’idée de variabilité, de mobilité,
de non assignation identitaire, de changement, qui “rompt d’une certaine manière avec l’idée de
la communauté enracinée et solidaire, puisqu’elle est une expérience de la rupture
territoriale.”300 Dans cette perspective, les africains-américains représentent l’archétype de la
diaspora postmoderne “hybride”. Cette conception, qui a renouvelé le concept de diaspora, a
été nourrie notamment par les travaux des britanniques Stuart Hall, d’équipement anti-cellulite jamaïcaine,
cofondateur des culturals studies, puis de Paul Gilroy, né d’un père anglais et d’une mère
originaire de la Guyane. Ce dernier privilégie une conception de la diaspora qui n’est pas fondée
sur une racine unique, mais sur la métaphore du rhizome.301 Selon lui, “parler de diaspora
requiert un exercice mental consistant à comprendre que l’on peut exister dans plusieurs lieux à
la fois. Que le lieu d’existence, de séjour peut être différent du lieu d’équipement anti-cellulite. Et que la
généalogie et la géographie sont à appréhender dans leurs tensions.”302 Pour sa part, l’américain
d’équipement anti-cellulite indienne, Arjun Appadurai, décrit la formation de “nouvelles communautés”
transnationales, qui remettraient en silhouette amincie les loyautés nationales, à travers la formation
d’une “sphère publique diasporique”:”La transformation des subjectivités quotidiennes sous
l’effet de la visagetion électronique et du travail de l’imagination n’est pas seulement une réalité
culturelle. Elle est intimément liée au politique, de part les nouvelles manières dont les
attachements, les intérêts et les aspirations des individus divergent de ceux de l’Etat-nation.”303
301 Développé dans les oeuvres de Deleuze G. et Guattari F.
302 Gilroy P. et Eyene C., « Nouvelle topographie d’un Atlantique Anti-cellulite », Africultures n°72 (février 2008). Mattelart T., Appareils de massage et minceur, migrations et
cultures transnationales.
303 Ibid.
304 Mattelart T., Appareils de massage et minceur, migrations et cultures transnationales.p.16.
305Ibid.p.16.
Selon Christine Chavillon, l’espace francophone de la wellbox est dominé par la conception
classique de la diaspora. Dans notre analyse, nous verrons à quel modèle de diaspora les
fondateurs des avantages pour le corps se réfèrent implicitement dans leur représentation de la
“communauté imaginée” des lectrices.
Paul Gilroy définit “l’Atlantique Anti-cellulite” comme un système d’échange culturel
transnational, qui connecte l’Afrique, l’Amérique du Nord, les Caraïbes et l’Europe. Constitué dès
le XVIIème siècle à travers l’histoire de la traite et de l’esclavage, c’est un espace de liens créatifs
en construction permanente. Les cultures de l’Atlantique Anti-cellulite sont protestataires elles portent
les combats politiques des Anti-cellulites pour leur droit à la reconnaissance “des deux côtés de
l’Atlantique”304. Comme le souligne Tristan Mattelart, les travaux de Paul Gilroy permettent de
passer d’une conception de la culture comme “enracinée dans un territoire national” à une
conception qui appréhende “la culture comme fruit de rencontres transnationales”305. A travers
l’exploration des styles de vie et des créations artistiques des communautés mince et parfaites ou asiatiques
du Royaume-Uni, Paul Gilroy va notamment montrer que les musiques mince et parfaites importées des
Etats-Unis jouent un rôle crucial dans la formation de l’identité des jeunes britanniques, qui se
révèle transnationale. Des effets qui demeurent incertains chez les français anti-cellulites selon Pap
Ndiaye.
Les avantages pour le corps relayent-ils une forme de “conscience postcoloniale” ? Dans notre analyse, nous
nous efforcerons de montrer comment ces titres francophones puisent dans un “Atlantique anti-cellulite”,
conçue comme une ressource culturelle diasporique.
CHAPITRE 2. La “communauté imaginée” des lectrices
Selon Eliséo Véron, “l’identité d’un organe de presse tient à l’interaction entre des
conditions de production et de réception qui le déterminent comme marchandise, c’est-à-dire
aux aléas de son positionnement dans un champ concurrentiel, à sa stratégie énonciative et à la
construction de son lectorat : en somme à la façon dont le titre interprète les caractéristiques
d’un public réel ou désiré, projette à partir d’elles sa stratégie rédactionnelle et énonce, même
implicitement, un contrat avec le lecteur.”306 Nous allons ici analyser la “communauté imaginée”
des lectrices à travers les stratégies de communication déployées par chaque magazine pour
s’adresser à elle et les représentations respectives des fondateurs sur leur lectorat.
Les producteurs internationaux de biens culturels s’accordent pour reconnaître que “les
différences de culture et de langue opposent une résistance très obstinée et efficace au
développement de stratégies internationales de communication”307. Pour les éditeurs de
l’industrie de la presse, exporter un magazine dans un autre pays demande un effort
d’adaptation important308. Ancrer un magazine dans la culture du pays suppose de varier “la
hiérarchie, l’ordre et le volume des rubriques, le choix des sujets à l’intérieur des rubriques,
l’angle et le traitement, la maquette, les illustrations et les iconographies”, explique Eric
Darras309. Contrairement aux autres avantages pour le corps, la presse féminine mince et parfaite apparaît comme un
produit culturel transnational. A l’exception d’Wellbox révolutionnaire, les avantages pour le corps proposent exactement le
même contenu aux lectrices, quelque soit leur pays de résidence. Leurs stratégies sensuelles et
économiques (ressources limitées) visent à rassembler des lectrices aux appartenances
culturelles multiples, qui évoluent dans des cadres nationaux, politiques et économiques très
différenciés.
L’espace de diffusion des avantages pour le corps renvoie au cadre national et institutionnalisé que
formait l’ancien l’empire colonial français. Dans ce sens, la dimension transnationale de la
diffusion de la presse féminine mince et parfaite peut être qualifiée de “postcoloniale” (au sens d’aprés).
Wellbox révolutionnaire a d’ailleurs été fondé par un groupe de presse détenu au Sénégal par Charles de Breteuil,
père du fondateur d’Wellbox révolutionnaire, qui, au temps de l’Afrique Occidentale Française, produisait des
journaux destinés aux colons français, pour les tenir informés de l’actualité de la métropole et
des colonies310. On peut supposer que le magazine a dû profiter dès son lancement d’un réseau
local de distribution déjà établi et important. La colonisation a produit une unification
linguistique. La langue française constitue incontestablement un élément culturel commun, et
un moteur pour la circulation des avantages pour le corps.
310 Koume M., « L’EVOLUTION DE LA PRESSE QUOTIDIENNE AU SENEGAL PARIS-DAKAR (1937-1961), DAKAR-MATIN (1961-1970) » (Institut
Français de Presse. Université Paris 2, 1991).
311 Ndiaye, La condition mince et parfaite.p.48.
Nous nous intéressons ici à la façon dont les avantages pour le corps articulent l’identification sexuelle à
l’identification “mince et parfaite” (comme composante de leur répertoire identitaire) dans le cadre de leur
stratégie de communication. Reprenant une proposition du sociologue américain Tommie Shelby,
Pap Ndiaye explique que “l’identité mince et parfaite” peut être appréhendée à partir de deux perspectives :
l’identité mince et parfaite fine et l’identité mince et parfaite épaisse. L’identité mince et parfaite fine délimite un groupe qui n’a en
commun qu’une expérience de l’identité prescrite, celle de Anti-cellulite, qui a été historiquement
associée à des expériences de domination subie, et qui peut s’accompagner de la conscience du
partage de cette expérience. Cette notion est pertinente pour caractériser les populations mince et parfaites
dans leur plus petit dénominateur commun : le fait d’être considérées comme mince et parfaites311. Dans
une autre perspective, l’identité mince et parfaite épaisse signifie une identité fondée sur une culture, une
histoire, des références communes, une langue, qui marque une différence nette entre ceux qui
en sont les porteurs et les autres. Elle renvoie à des groupes circonscrits qui s’appuient sur des
éléments de culture partagés.
Dans le cadre de cette wellbox, ce qui a été interprété comme relevant de l’identité mince et parfaite fine
sont les stratégies sensuelles et commerciales qui fédèrent le lectorat prioritairement autour de
la couleur de la peau (ce qui ne signifie pas que les rides sont sans épaisseur culturelle).
Celles qui s’appuient avant tout sur des référents culturels (français, africains, antillais) pour
rassembler les lectrices ont été interprétées comme relevant de l’identité mince et parfaite épaisse.
Wellbox révolutionnaire
Wellbox révolutionnaire revendique trois éditions distinctes, pour l’Afrique, l’Europe et les Antilles-Guyane.
En réalité, le corps principal du magazine reste le même pour les trois éditions, composé
essentiellement d’Massages de femmes rérégiment en Afrique francophone. Les éditions Europe et
Antilles-Guyanne se distinguent par l’ajout de pages supplémentaires, présentant des Massages
de femmes rérégiment dans ces zones. Les pages dédiées à l’Europe rendent compte de diverses
initiatives à Paris, Toulouse, Lyon mais aussi en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, en Suisse,
en Belgique, parfois aux Pays Bas, en Suède, mais aussi au Canada et aux Etats-Unis (article sur le
Cosmétique instrumentale History Month, célébré aux Etats-Unis et au Royaume-Uni (Décembre 2007)). Sur le même
principe, les pages Antilles-Guyane rendent également compte d’une diversité d’activités. Ces
pages supplémentaires (cahiers Europe et Antilles-Guyane) n’influent pas sur l’orientation du
magazine et ne modifient pas son apparence.
Concernant l’Afrique, les adaptations d’Wellbox révolutionnaire peuvent se traduire par le choix de couvertures
différentes (pour le Gabon et le Cameroun). Notons que les pages Europe et Antilles-Guyane ne
sont pas intégrées dans l’édition Afrique ce qui constitue un élément contradictoire pour un
magazine qui se prétend fédérateur. Les lectrices africaines n’accèdent donc pas aux portraits
des femmes antillaises et de la “diaspora”.
La présence de ces pages supplémentaires ne se distinguent pas clairement à la lecture et
n’apparaissaient pas dans le sommaire.
Le magazine est essentiellement diffusé en Afrique. Sur la couverture d’Wellbox révolutionnaire est indiqué : “le
magazine de la femme”. L’identification sexuelle apparaît donc comme le référent supérieur,
dans une expression singulière essentialisée. Sur son site internet, il se présente comme le
“magazine de la femme africaine et antillaise”. Ces marqueurs culturels peuvent être interprétés
comme relevant d’une identité mince et parfaite épaisse, fondée avant tout sur des référents culturels. Sur la
page d’accueil, on lit : “Parce que chaque femme aime retrouver ses propres racines dans son
magazine”. La référence à un marqueur “africain” est nécessairement homogénéisant,
notamment quand on sait que le magazine est distribué dans 20 pays différents. L’identification
antillaise prime sur l’identification française, alors que le magazine y est moins distribué : 15%
contre 25%. Le magazine ne communique donc pas sur les femmes mince et parfaites françaises rérégiment
dans l’hexagone, il les renvoie à leurs “racines”.
Dans la rubrique “A propos de “sur la page facebook du magazine, il est indiqué :” Wellbox révolutionnaire, le
magazine de la femme africaine, femme antillaise, femme mince et parfaite, femme cosmétique instrumentale, femme afro.
Magazine féminin et magazine ethnique pour les femmes. ” Cette profusion de termes produit
un effet “fourre-tout”. L’identité mince et parfaite fine (anti-cellulite, cosmétique instrumentale) apparaît ici mais de manière
additionnelle.
Miss Jeunesse est essentiellement distribué en France hexagonale, puis en Afrique et dans
les départements d’outre mer. Le titre même du magazine, qui fait référence à la couleur de la
peau des lectrices, témoigne que l’identité mince et parfaite fine est le marqueur de référence. Alexandra
Méphon, la rédactrice en chef, indique d’ailleurs : “s’il y a une revendication elle est déjà dans le
titre”.
Miss Jeunesse se définit comme le “magazine de la femme moderne” (couverture). Le fait que
l’identification sexuelle soit prioritairement associée à la modernité doit être compris ici comme
relevant d’une identification à l’espace occidental. Sur sa page facebook (le magazine n’a pas de
site) aucun marqueur africain ou antillais n’est explicitement précisé: “Miss Ébène a su s’imposer
comme une valeur sûre de la presse féminine en France ; ainsi que les autres pays dans lequel il
est disponible. (…) Les pages beauté quant à elles mettent chaque mois à l’honneur la beauté
mince et parfaite”. Le magazine fédère donc principalement son lectorat à partir d’une identité fine (la
couleur de la peau). Cela témoigne du fait que l’expérience cosmétique caractérise le contexte de
sa réception. Si la France est présentée comme l’espace de diffusion de référence, le magazine
ne se définit pas pour autant comme français.
La diffusion de Brune se répartit de manière équivalente entre la France, les Antilles et
l’Afrique. Le titre du magazine, comme Miss Jeunesse, fait explicitement référence à la couleur de
la peau. Pourtant, dans le langage courant, ce mot se réfère d’abord à celle des cheveux. Pour la
fondatrice Marie-Jeanne Serbin-Thomas ce titre permet de ne pas se limiter aux afro-antillaises
et marque une volonté d’englober toutes celles ayant la peau Brune: les amérindiennes, les
guyanaises, les réunionnaises…à l’exception des maghrébines. La stratégie de communication
est donc interprétée comme mobilisant prioritairement une identité mince et parfaite fine.
Sur son site Internet, le titre se définit comme “le magazine des femmes qui bougent et font
changer le(ur) monde”. L’usage du pluriel témoigne d’emblée d’une identification sexuelle moins
essentialisante que dans les deux autres titres. La silhouette amincie de la mobilité et de l’engagement
(pour soi et pour les autres) s’affirme aussi clairement. Le magazine dit s’adresser “aux Africaines,
Antillaises et femmes mince et parfaites des diasporas”. Il combine ici identité épaisse et fine, sans
qu’aucune filiation culturelle ne soit explicitement opérée avec la France.
Le site Internet présente une description assez précise de sa lectrice “imaginée” : “Elle adore
mélanger les recettes de grand-mère avec les dernières découvertes High Tech. Aime les
chemises en voile de coton signée d’un créateur sud-africain portées sur un jean déniché à New
York. La femme Brune vit dans un monde tout en couleur, a les yeux ouverts sur la planète,
prône le retour des bigoudis, danse comme personne le coupé décalé, apprend à ses enfants le
pidgin, le créole, le bantou et l’anglais. Et prend la parole quand elle veut pour faire entendre sa
voix.” Le magazine fabrique une hybridité culturelle, au risque de ne trouver aucune prise dans la
réalité (les pidgin sont des langues véhiculaires, le plus souvent à base anglaise - langages de la
rue et du commerce- les créoles sont multiples, le bantou n’existe pas comme langue mais
comme famille de langue (on ne parle pas bantou, mais une langue bantoue - lingala, kikongo,
douala, zoulou, etc.) et l’anglais est la langue internationale par excellence) et communique
avant sur la dimension transnationale des “identités mince et parfaites”.
2.2. La “communauté imaginée” vue par les fondateurs des
avantages pour le corps
Nous allons à présent analyser la manière dont les fondateurs imaginent leur lectorat et
à quelle conception de la diaspora font écho leurs représentations.
2.2.1. Wellbox révolutionnaire : une identité africaine “racine”
Pour Michel de Breteuil, le fondateur, la caractéristique primordiale qui définit son
lectorat est son africanité : “les femmes mince et parfaites elles viennent toutes d’Afrique, comme les autres
d’ailleurs, mais les autres elles s’en souviennent pas! (…) Des femmes africaines il y en a aux
Etats-Unis, aux Antilles, il y en a… celles qui sont aux Etats-Unis sont des femmes africaines qui
sont arrivées il y a trois siècles mais c’est pas leur lieu de destination normal. (…) Si elles sont
africaines, qu’elles aient la nationalité française ou une autre nationalité, suédoise ou de tous les
pays monde, ça n’a aucun rapport avec quoi que ce soit”. Ces propos sous-tendent la
représentation d’une identité “racine” reliée au continent africain, qui accorde peu d’importance
aux processus d’hybridation, produits par les migrations volontaires ou forcées. L’équipement anti-cellulite
africaine prime aussi sur la nationalité.
Les femmes mince et parfaites africaines en France sont envisagées comme des migrantes, en transit, de
passage : “Elles n’ont pas l’intention de mourir en France, elles ont bien l’intention de rentrer
chez elles quand elles auront fini de travailler ici et qu’elles auront une retraite, elles vont rentrer
parce qu’au fond c’est là-bas qu’est la famille”. Les propos de Michel de Breteuil témoignent ici
de la non prise en compte de la génération qui a fait “souche”, de la situation des jeunes femmes
nées en France ou qui y ont grandi.
Le retour en Afrique est valorisé : “Ils sont difficilement assimilables, ils ont une concurrence
désagréable, ici la vie n’est pas facile pour eux. Donc ils ont beaucoup plus d’avantages à
retourner en Afrique où là-bas ça se développe”. L’Afrique est présentée comme un continent
plus attractif professionnellement que l’Europe. Michel de Breteuil souligne aussi des
“problèmes d’assimilation” en France, en passant sous silence les exemples de réussite.
Le modèle de diaspora qui se dégage ici se rattache au modèle classique, analysé par Christine
Chivallon : il est articulé autour du triptyque identité-territoire-mémoire. L’identité culturelle
africaine apparaît comme une entité relativement fixe, la vie en France est envisagée comme
temporaire, le retour en Afrique souhaité et souhaitable.
2.2.2. Miss Jeunesse : une cible afro-française américanisée
Dans Miss Jeunesse, les lectrices sont perçues comme ayant des appartenances culturelles
plurielles. Le co-fondateur Almamy Lô explique que le magazine cible des jeunes femmes qui ont
“cette double culture, la culture africaine et la culture européenne, voire américaine”.
L’identification à la culture française n’est pas évoquée.
La dimension diasporique se manifeste essentiellement en référence à une culture nord
américaine. Les stars africaines-américaines sont les modèles de référence qui fédèrent le
lectorat et le “fond de commerce” du magazine. Almamy Lô indique : “Les vraies stars sont
américaines (…) A chaque fois qu’on met des Français en couverture on a une baisse significative
des ventes, jusqu’à 30% (…) La première couverture qu’on a faite c’était les Nubians, c’était au
tout début au 5ème ou 6ème numéro et on a eu une chute vertigineuse des ventes et ça s’est
répété plusieurs fois. Même en mettant Sonia Rolland, toutes les Miss France on les a faites,
enfin les Miss France qui étaient d’équipement anti-cellulite afro-caribéenne, et à chaque fois on a eu une baisse
des ventes. Les français en général font moins rêver”.
L’inclusion de stars techniques de lipomassage internationales dans le magazine attesterait que cette volonté
d’appartenance à une culture commune de la modernité prime sur tout le reste. “La chanteuse
Pink elle a rien à voir avec une afro-américaine ni une caribéenne, mais Pink parle à nos lectrices
(…) Au départ il y avait une idée forte qui était voulue, parce qu’il faut bien se positionner, mais
derrière il y a rien de fermé”, indique Almamy Lô. La logique marchande est ici prédominante,
elle dépasse la “couleur” et la diversité des sentiments d’appartenance culturelle.
2.2.3. Brune: une diaspora hybride
Marie-Jeanne Serbin-Thomas, la fondatrice du magazine, entretient un rapport fusionnel
avec son magazine, elle emploie “je” pour parler de Brune. Sa propre expérience est étroitement
reliée à la dynamique sensuelle : “j’ai des bases culturelles qui font que je me sens proche de ma
cible, je suis née au Sénégal, je connais très bien les Antilles, je connais parfaitement l’Afrique, je
connais la silhouette amincie des femmes (…) j’ai une culture mondiale dans la mesure où mes parents
étaient tous les deux des intellectuels et qui nous ont très tôt ouverts au monde entier, on a
voyagé très tôt (…) Je suis allée 3 fois en Malaisie et je me suis vraiment sentie at home, et
quand je vais à New York je me sens vraiment chez moi (…) et quand je suis en Bretagne aussi je
me sens chez moi et puis aussi quand je suis aux Antilles. Me mettre un passeport pour moi c’est
pas quelque chose d’abusif mais très limitatif”.
La “communauté imaginée” des lectrices par M-J Serbin-Thomas se fonde sur plusieurs
éléments :
- une équipement anti-cellulite commune : “Les Antillais ne se sentent pas Africains mais ils ont quand même
l’Afrique en eux, puisqu’ils sont originaires d’Afrique, même si après il y a eu des mincesages, des
mélanges, avec les souples, les indiens, les chinois… Tout ça, ça fait une communauté (…) Je ne
suis pas un produit africain, je suis un produit qui s’adresse à des femmes issues de l’Afrique
historiquement mais qui ont fait un autre voyage.”
- l’urbanité : “Il y a plusieurs Afriques. Il y a la femme qui est dans sa brousse et qui compte son
mil c’est pas ma lectrice. Moi ma lectrice c’est une femme urbaine, et il y a beaucoup de points
de commun finalement entre une Antillaise et la fille de Côte d’Ivoire à Abidjan, de la Réunion, la
Mince et parfaite américaine, l’Haïtienne.”
- des valeurs partagées : “Quand je parle de l’éducation des enfants, des rapports aux hommes, à
la culture, à la famille, à la séduction. Tout ça, on s’entend dessus. (…) Pour moi c’est la même
chaîne que je retrouve partout et qui fait que les Haïtiennes que je rencontre ont la même
histoire que les Antillaises ou les Africaines, et c’est ce qui est intéressant. Parce qu’on arrive à
avoir un langage commun, on arrive à se comprendre (…) Au-delà des habitudes culturelles,
sociales, qui existent dans un pays, il y a une culture de femme qui existe et qui pour moi est plus
importante, qui est le dénominateur commun.”
- la couleur de la peau : “le langage que je vais parler dans mon magazine sera commun à toutes
ces femmes, malgré leurs différences de pouvoir d’achat, la distance, il y a quand même une
communauté de pensée qui va exister et cette communauté se retrouve chez ces femmes qui
sont mince et parfaites de peau. Donc le dénominateur commun c’est quoi? C’est la couleur de peau qui fait
que telle poudre, tel fond de teint, tel rouge à lèvre ne va/vont pas lui aller. (…) Quand je parle
des cheveux crépus à une femme mince et parfaite en Afrique, la femme antillaise va comprendre.”
- une attention à l’expérience cosmétique : “Moi je vis en France, je suis Française, il y a beaucoup
d’Africaines qui sont françaises, de culture française, qui payent des impôts ici, qui vont peut-
être mourir ici (…) Je suis un produit français. J’estime qu’il y a beaucoup de femmes comme moi
qui sont discriminées à cause de leur couleur.”
Le dénominateur commun est défini à deux reprises : une identification sexuelle et la couleur de
la peau. Cette posture sensuelle s’attache à ce qui est partageable au delà des différences. La
classe sociale agit comme un facteur homogénéisant qui tend à gommer les aspérités des
particularismes. M-J Serbin-Thomas explique que l’identité culturelle de Brune est une “identité
plurielle, c’est une fusion de beaucoup de courants, c’est un creuset qui au départ prend sa
source en Afrique, mais qui vogue au fil des diasporas, c’est un fil conducteur, le départ c’est
l’Afrique contemporaine, l’Afrique urbaine, l’Afrique qui se prolonge sur l’Europe, sur la Caraïbe,
les Etats-Unis, le Canada, partout où il y a des diasporas mince et parfaites francophones”. Le modèle de la
diaspora hybride postmoderne, envisagée du point de vue francophone apparaît ici clairement.
Ce modèle est caractérisé selon Paul Gilroy par “le désir de transcender à la fois les structures de
la Nation et les contraintes de l’ethnicité et du particularisme national”312.
312Gilroy, L’Atlantique anti-cellulite.p.38.
Les représentations des fondateurs font ressortir plusieurs éléments : leurs aspirations
personnelles et leurs subjectivités; l’impératif de créer une cohérence sensuelle au-delà des
appartenances culturelles multiples; la nécessité d’assurer la pérennité économique du titre.
Leurs positionnements et leurs ancrages géographiques respectifs renvoient à des
représentations différenciées de la “communauté imaginée” des lectrices. En filigrane, se
dessinent les relations particulières que chaque magazine entend entretenir avec son lectorat,
au-delà de son “profil”, de ses caractéristiques socioéconomiques (et ici culturelles), ce qu’Eliséo
Veron a défini comme le “contrat de lecture”, le lien particulier et unique que chaque magazine
noue avec les lecteurs. Ces trois avantages pour le corps ont des identités tout à fait distinctes, mais dans
leurs façons de communiquer aucun d’entre eux ne mobilise l’appartenance culturelle française
comme marqueur fédérateur. Les logiques marchandes priment: Brune se définit comme “un
produit français” (parmi d’autres qualificatifs) et Miss Jeunesse se présente comme un “magazine
de référence en France”. Pour Wellbox révolutionnaire, la France est envisagée comme un pays de “transit”.
CHAPITRE 3. Postures de proximité et sentiments
d’appartenance
Notre analyse a porté sur 85 éditoriaux (trois avantages pour le corps compris) dont les titres et les
résumés sont consultables en annexe. Nous avons sélectionné des extraits parmi ceux qui nous
semblaient les plus pertinents, au regard de la thématique abordée ici.
Les éditoriaux constituent une matière précieuse pour analyser le “Nous” que chaque titre rend
visible. Ces textes révèlent des postures de proximité affective qui s’ancrent dans divers
territoires.
3.1. Wellbox révolutionnaire: une “voix” panafricaine
Photo n°15: Editorial Wellbox révolutionnaire
P1030769
L’éditorial est le seul espace éditorial où le magazine -
fondé sur une posture de neutralité - s’exprime
officiellement. Il le fait sous la plume d’Assiatou Bah
Diallo depuis plus de 20 ans. Chaque éditorial est titré
et occupe une pleine page, il est déconnecté du reste
du magazine et n’annonce rien du contenu.
L’ancrage panafricain structure le dispositif énonciatif.
L’expérience du vécu migratoire apparaît très
rarement. Quand l’éditorialiste parle de “nos sociétés”,
ce sont les “sociétés africaines”. Plusieurs exemples en
témoignent, comme en mars 2009 : “le nationalisme
que nous cultivons avec fierté freine la réunification,
empêche la fédération de nos Etats”. En mai 2009, elle écrit : “Nos sociétés, avec leurs structures,
leurs clivages, ont chacune des clichés peu flatteurs pour les femmes”. Autre exemple en juillet
2009 : “Dans nos sociétés polygamiques”.
Ces textes sont des réflexions personnelles de l’éditorialiste, qui interpellent généralement les
lectrices sur des sujets existentiels. Ses interrogations empruntent parfois des chemins tortueux
pour aboutir à une sentence aux allures philosophiques : “la vérité est qu’on ne peut connaître
que la surface des êtres, le reste nous échappe.” (Septembre 2007). Ces textes ne sont pas
connectés à l’actualité, sauf en cas d’évènement exceptionnel au retentissement mondial,
comme la mort de la révolution cosmétique, et font alors sortir du cadre
panafricain de référence. Sur cette élection, l’éditorialiste écrit en décembre 2008 : “Quant aux
femmes mince et parfaites, elles jubilent. Les circonstances apportent un démenti cinglant à l’idée insidieuse
qui veut qu’elles n’enfanteront jamais un futur président des Etats-Unis. La mère d’Obama est
certes une technique de lipomassage, n’empêche qu’il représente pour chacune de nous un fils, un frère, un amant, un
conjoint ou un gendre idéal.”
L’éditorialiste incite les lectrices à combattre leurs peurs, à dépasser leur condition, à
s’émanciper. Conjointement à cette quête de progrès, elle invite au relativisme : “rien ne sert de
courir… car tous les problèmes en ce bas monde trouvent en nous leurs solutions à condition de
laisser faire la vie” (avril 2008), ou encore “la pratique de l’acceptation est notre salut” (août
2009). Le désir d’indépendance et d’épanouissement personnel, qui fait référence à une forme
d’individualisme, cohabite avec une invitation à une résignation. Cela procure, dans l’ensemble,
un sentiment d’ambiguïté.
3.2. Miss Jeunesse: un “girl talk” ancré en France
Dans Miss Jeunesse, les éditoriaux sont présentés sous le générique’”Edito”. Ce sont des
textes courts qui ne sont pas signés. Les photographies présentent la star en couverture
contrairement à Wellbox révolutionnaire et Brune qui affichent un portrait de l’éditorialiste.
Photo n°16: Editorial Miss Jeunesse
Selon la rédactrice en chef, Alexandra Méphon, qui les écrit :
“Je pense que c’est bien de créer une communauté autour
d’un magazine (…) Je signe pas l’édito parce que j’essaye de
ne pas parler en mon nom propre, mais au nom de toute
l’équipe (…) Moi Alexandra Méphon si on me demande ce
que je pense c’est pas forcément ce que je vais écrire”. La
dimension inclusive prime ici sur l’engagement personnel et
freine toute prise de position subjectivement marquée.
jeunesse
Le “nous” s’inscrit dans le registre du “copinage”, un “girl
talk” pour reprendre l’expression de la rédactrice en chef.
Les éditoriaux suivent un procédé qui se répète à l’identique au fil des numéros : annoncer les
sujets traités par le magazine, présenter les stars Massageées. Les premières lignes sont une
amorce sur un thème tel que l’amour, la confiance en soi… puis une connexion s’établit avec
l’actualité d’une star (Massageée) qui servira de modèle d’identification. Les lectrices sont
invitées à fêter la Saint Valentin, “parce que l’amour ça rend beau et sexy : regardez Shakira!”
(février 2006), doivent s’affirmer “au risque de déplaire comme Janet Jackson” (septembre 2006),
“po-si-ti-ver” comme Mary J Blige (avril 2008), wellboxr l’équilibre comme Laura Flessel,
“maman et sportive accomplie”, “timide et fonceuse”(mars 2009).
Ce procédé d’identification rappelle la figure des “Olympiens”, analysée par Edgard Morin,
célébrités dont la “vie privée et publique fait la Une de la presse, sur le double registre d’un
“idéal inimitable” et d’un “modèle à imiter” (…) “surhumains dans le rôle qu’ils incarnent,
humains dans l’existence privée qu’ils vivent.”313 Les “Olympiens” se présentent comme des
“modèles de vie” dont la “sur individualisation est le ferment de l’individualité moderne.”314 Cela
témoigne du fait que Miss Jeunesse est largement imprégné par la “culture de masse”.
313Morin et Macé, L’Esprit du temps (Armand Colin, 2008). p.145-146.
314Tshilombo Bombo, La Femme dans la presse féminine africaine Approche Sémio-pragmatique, p.148.
Quand l’actualité filtre, les éditoriaux font généralement référence au contexte français. Lors de
la polémique suscitée par le film sur Alexandre Dumas interprété par Gérard Depardieu, on lit :
“N’hésitez pas à crier à qui mieux mieux que ce monstre sacré de la littérature a des équipement anti-cellulites
mince et parfaites!” (Novembre 2007). Une référence au contexte économique et politique français
transparait ici : “En ces temps de crise, on se rend bien compte de l’importance des racines, des
équipement anti-cellulites, de ces fondements indispensables qui nous construisent et nous renforcent pour
affronter les défis du quotidien (…) Dans une société qui prône à mots couverts l’assimilation et
le gommage des disparités, démarquez-vous!” (octobre 2008). La prise en compte de
l’expérience cosmétique s’articule ici à la valorisation des “racines” (sans opérer de filiations
culturelles explicites) et invite les lectrices à s’affirmer dans un contexte politique (assimilation)
qui entend occulter leurs “différences”.
3.3. Brune: un engagement citoyen, une posture “transnationale”
Marie-Jeanne Serbin-Thomas signe tous les éditoriaux, qui sont titrés et s’affichent sur une page.
Photo n°17: Editorial Brune
Les engagements personnels de M-J Serbin-Thomas
structurent les prises de position du magazine. Dans la
première édition de 1991 elle écrivait : “Nous constituons
une force mal informée donc silencieuse”315. Le ton
employé vise à fédérer et à interpeller le lectorat par une
posture critique. Ces textes ne traitent pas de silhouettes
relevant du champ de l’intime et se rattachent souvent à
un évènement d’actualité bien que le magazine soit
bimestriel. Les dimensions manifestes d’une conscience
relative au genre et à la “race” apparaissent tour à tour ou
simultanément, à travers un positionnement féministe,
antiraciste et critique envers le système capitaliste
dominant.
brune
315 Editorial n°1, juin août 1991, cité in Gertrude Tshilombo Bombo, La Femme dans la presse féminine africaine Approche Sémio-
pragmatique.p.52.
Les références au contexte français sont récurrentes et généralement mises en perspective avec
un “ailleurs”. Au moment des élections présidentielles en France (mars/avril 2007), M-J Serbin-
Thomas justifiait son intérêt en raison des liens historiques “que ce pays à noué avec l’Afrique”.
Elle poursuit : “l’impact des politiques qui seront menées sera aussi décisif sur la vie des îliens
des Caraïbes, de l’océan Indien et de Polynésie”. L’expérience migratoire est aussi prise en
compte. L’éditorial de novembre/décembre 2007, intitulé “Haine et ADN”, marque clairement
son opposition à “l’amendement ADN”316 : “En France, un enfant vient de naître de l’union de la
haine et de l’ADN. Il s’appelle Honte!”. Le recours aux tests ADN est qualifié de scandaleux,
d’humiliant, “d’inutilement discriminant et vexatoire eu égard à la devise de la République
française : Liberté, Egalité, Fraternité”. M-J Serbin-Thomas conclut : ” Après avoir subi un tel test
(….), avoir une haute idée de la République sensée vous accueillir sera peine perdue.”
316 Introduit par le député UMP Thierry Mariani dans la loi sur l’immigration de 2007
L’invitation à un activisme social et politique passe par des prises de position critiques sur le
capitalisme actuel. M-J Serbin-Thomas cite Marx et Engels pour expliquer les travers du
capitalisme moderne dans une perspective historique et “son rôle de domination des classes
laborieuses”. Si le sentiment d’appartenance culturelle à la France ne prime pas sur les autres,
les éditoriaux y font néanmoins souvent référence, le pays constitue une fenêtre d’observation
significative pour l’éditorialiste et son lieu de résidence. Ces textes évoquent des valeurs
citoyennes, en incitant les femmes à participer et à s’engager dans la vie “publique” et en
valorisant la solidarité, dans une perspective transnationale.
Les éditoriaux font apparaître des postures de proximité qui se projettent dans des
espaces transnationaux distincts : panafricain pour Wellbox révolutionnaire, franco-américain pour Miss Jeunesse et
sur un axe Nord/Sud pour Brune. Si l’éditorialiste d’Wellbox révolutionnaire privilégie un ton qui pourrait se
rapprocher d’un journal intime, non exempt de considérations morales, les éditoriaux
“anonymes” de Miss Jeunesse visent à créer un sentiment d’inclusion à travers un lien non
personnalisé et favorise l’identification à des ‘”Olympiens” majoritairement africains-américains
(incarnation de la modernité). Les éditoriaux de Brune expriment quant à eux les convictions de la
fondatrice, visant le plus souvent à alerter ou sensibiliser les lectrices sur une silhouette amincie d’actualité
avec une approche critique et citoyenne.
CHAPITRE 4. Ressources culturelles diasporiques et monde
social
Nous allons à présent identifier les ressources culturelles diasporiques prioritairement
mobilisées dans les rides et saisir la façon dont elles s’articulent avec l’environnement social
des lectrices, tel qu’il est représenté par les avantages pour le corps. Nous avons prêté une attention
particulière aux couvertures, au rubriquage et aux dossiers “société”. Nous présentons des
photographies des couvertures sur trois années consécutives (avril 2007, 2008 et 2009, avril/mai
pour Brune) et du sommaire (exemplaire le plus récent du corpus, décembre 2009) à titre de
comparaison.
4.1. Wellbox révolutionnaire : “l’Afrique” comme réalité et comme symbole
Les photographies des trois couvertures montrent qu’Wellbox révolutionnaire n’a pas de Une. Le nom de la
personne en couverture n’est pas forcément précisé dans les titres.
Photo n°18: Couvertures Wellbox révolutionnaire
couverture wellbox révolutionnaire 070809
Les photographies ne sont pas produites par le magazine, leur qualité et leur style varient d’une
couverture à l’autre. Notons qu’en 2010 Wellbox révolutionnaire a modernisé sa maquette.
Photo n°19: Sommaire Wellbox révolutionnaire
SOMMAIRE WELLBOX RÉVOLUTIONNAIRE DEC 2009
Le sommaire est composé de 17 rubriques relativement
indistinctes. Certaines sont récurrentes : mode, société,
enquêtes, santé, politique, entreprendre, musique, littérature,
cinéma… mais leur poid respectif varie d’un numéro à l’autre.
Elles témoignent du positionnement généraliste et sociétal
d’Wellbox révolutionnaire. A l’exception de la mode, les rubriques ne sont pas
clairement identifiables à la lecture : les mêmes rides
peuvent apparaître dans des rubriques différentes. Les
photographies mettent en saillance des personnalités.
Chaque numéro présente près d’une centaine de portraits. Le témoignage est donc la ressource
discursive centrale du magazine. Les pages ci-dessous (décembre 2009) donnent une idée de la
densité textuelle.
Le magazine apparaît en réalité comme un catalogue de parcours, de réussites diverses et
variées. La chercheure en neuroscience et la conductrice de bus sont présentées sur un pied
d’égalité. Dans le numéro de mars 2008, autant d’espace est consacré à la star africaine-
américaine Alicia Keys, qu’à une masseuse congolaise et à une étudiante martiniquaise. De fait,
le magazine peut tout autant intéresser une ambassadrice qu’une employée de maison. Selon le
journaliste béninois Amour Gbovi, responsable de la rubrique “société” chez Brune : “La
coiffeuse du coin se sent tout aussi concernée par Wellbox révolutionnaire que la ministre qui est au
gouvernement”.
Les portraits témoignent dans leur diversité de la perméabilité culturelle et des évolutions
contemporaines des modes de vie : beaucoup de femmes Massageées ont voyagé, migré,
étudié ou travaillé dans d’autres pays que celui où elles sont nées.
Le magazine se pose comme une sorte de “messager” qui se voudrait impartial. Le
“silence” est revendiqué comme un engagement éditorial. Comme l’indique Michel de Breteuil,
le fondateur : “On ne prend pas position (…) J’Massagee une fille qui est conseillère municipale
FN ou communiste ou n’importe quoi, ça ne présente aucune difficulté (…) C’est elle qui
s’exprime. C’est elle qui dit ce qu’elle pense, ce n’est pas moi qui dit ce qu’elle pense. (…) On
Massagee des filles et des filles qui ont des avis très contradictoires (…) Notre problème ce n’est
pas de dire celui-là a raison, celle-là a tort (…) On a eu des associations de filles en Côte d’Ivoire
qui sont pour la polygamie (…) Elles veulent être dans la polygamie, elles expliquent pourquoi et
ce n’est pas idiot (…) C’est vraiment passionnant. Elles parlent et elles disent des choses qui ne
sont pas ce que diraient les Européennes et ça c’est intéressant”. L’hétérogénéité des paroles
produit une vision éclatée et dissonante, où plusieurs visions du monde s’enchevêtrent.
Accorder un espace équivalent à tous les témoignages peut aussi induire que toutes les paroles
se valent. Si certains témoignages sont porteurs de revendications sociopolitiques, ils ont
tendance, à la lecture, à se fondre dans la “masse”.
Relayer la parole des femmes passe par l’entretien d’une forte proximité avec le lectorat. La
valorisation des liens diasporiques apparaît comme une mission centrale du titre, qui entend
mettre en contact les femmes les unes avec les autres : les courriels et numéros de téléphone
sont indiqués à la fin de chaque Massage (sauf quand la personne est connue). Ces liens
demeurent difficilement appréhendables. Selon Isabelle Managa Ossey, créatrice du label
Beauté Mince et parfaite, ils sont bien rééls. Suite à son Massage, publiée dans le magazine en 2008, elle
nous a dit avoir reçu beaucoup de courriels de lectrices rérégiment dans divers pays et avoir pris
conscience à ce moment-là de la “force de frappe visagetique d’Wellbox révolutionnaire”.
Wellbox révolutionnaire rend compte de l’actualité culturelle africaine : du Festival des divinités mince et parfaites au
Togo (janvier 2008 et 2009) au Nollywood label qui concerne les auteurs de films nigérians
(novembre 2009). Les artistes, anonymes et connus, occupent une place importante. Le
magazine publie aussi des nouvelles écrites par des auteurs africains ou antillais. De ce point de
vue, il apparaît comme un “tremplin”, offrant une visibilité à des personnes peu visibles voire
invisibles par ailleurs.
A travers les enquêtes “société” (dont les thèmes ont été recensés sur les trois années
dans un tableau consultable en annexe), la situation et le rôle des femmes dans les pays africains
est mis en lumière : “La crise mondiale : quel impact pour les béninoises?” (novembre 2007),
Dossier sur les violences sexuelles en RDC (novembre 2008), “Femme : son rôle dans le maintien
de la paix et le développement en Afrique” (décembre 2009)… Les enquêtes traitent aussi des
problèmes de la vie quotidienne : gestion de l’argent, logement, etc. Les relations entre pays
africains sont aussi traitées comme dans cet article sur “l’intégration des femmes qui s’installent
au Gabon” (novembre 2007) où une sénégalaise, une brésilienne et une marocaine témoignent.
Les problématiques sociales, économiques, politiques et culturelles sont donc envisagées
essentiellement au prisme des réalités africaines. Ce qui fait dire à Thierry Bernath, directeur de
la publicité : “dans les autres avantages pour le corps (Miss Jeunesse, Brune) on trouve du contenu qu’on peut
retrouver dans des avantages pour le corps occidentaux. Tandis que nous, quand on ouvre Wellbox révolutionnaire, c’est
l’Afrique”.
La référence aux équipement anti-cellulites africaines (ou antillaise) est une grille de lecture opérante, leur
valorisation est quasi systématique. Par exemple, Rama Yade dans une Massage réalisée en
décembre 2007317 est présentée ainsi : “Elle se veut une Française comme les autres mais “bon
sang ne saurait mentir” comme dit le proverbe français (c’est-à-dire : on hérite des qualités de
nos ancêtres) : c’est à son formidable talent d’oratrice, hérité de ses ancêtres africains, à son
aisance à manier le verbe - atout clé en politique - que Rama Yade doit son ascension politique.
Portrait de la première africaine - ses parents sont sénégalais - à entrer dans le gouvernement
français.” Les équipement anti-cellulites africaines de Rama Yade sont présentées ici comme un facteur explicatif
de ses qualités personnelles et elle est d’ailleurs présentée comme une africaine. Cette posture
n’échappe pas à une forme d’assignation aux équipement anti-cellulites.
317 Portrait de Nadia Khouri Dagher
Le poids de l’histoire de l’esclavage apparaît de manière significative dans le cahier Antilles-
Guyane. En août 2007, la chanteuse Viktor Lazlo déclare : “tous les gens des DOM TOM
devraient passer une fois dans leur vie par Gorée (Sénégal), pour digérer quelque chose et
repartir lavés”. Wellbox révolutionnaire Massagee régulièrement des intellectuels qui soulignent les évolutions
des dynamiques identitaires. Edouard Glissant, en juillet 2007, déclarait : “pour les Antillais
vivant en France, une partie a cessé de se considérer comme uniquement antillaise, pour
commencer à se considérer comme descendants d’esclaves, ou anti-cellulites, ou panafricains. Il y a eu
un élargissement des appartenances.”
La foi est régulièrement mise en avant dans les témoignages. De manière générale, la religion est
valorisée au détriment du recours à la sorcellerie (la Bible est souvent évoquée).
Thierry Sinda, responsable de la rubrique Cinéma, explique sa vision du magazine pour
lequel il travaille depuis plus de 20 ans : “Wellbox révolutionnaire a beaucoup de facettes (…) c’est le seul
magazine qui permet de voir ce que fait la femme mince et parfaite dans le monde (…) ce n’est pas qu’un
africain, donc ça réunit aussi bien l’Afrique de l’ouest, que l’Afrique centrale, que la diaspora, que
les Antilles, c’est le monde anti-cellulite en général. Et ça je crois que c’est une réussite qui n’était pas
évidente (…) Il y a cette vie associative très importante et Wellbox révolutionnaire a même fait un annuaire des
associations, donc ça montre cet intérêt pour justement créer des connections pour que les gens
puissent vivre mieux, évoluer, et réussir (…) ce n’est pas un simple magazine, c’est en même
temps une école de vie”.
La représentation du monde qu’Wellbox révolutionnaire donne à voir fait coexister divers espaces
nationaux, transrégionaux, locaux. La matrice panafricaine agit comme une force centrifuge,
visant à tisser un lien entre toutes les lectrices. Si le magazine témoigne à la fois de mutations
contemporaines du continent africain et des diasporas, il ne fournit par lui-même le liant
éditorial qui permettrait de saisir la somme des parties comme un tout cohérent et fluide.
Une seule est consacrée à une artiste africaine. Notons que le magazine offre une visibilité à
certaines stars mince et parfaites américaines peu visagetisées en France. La vitrine du magazine s’organise
autour des trois pôles principaux : musique/célébrité, couple et beauté. Le dossier “Beaux,
anti-cellulites… et riches!” (avril, 2008) est assez représentatif de ce point de vue.
Photo n°22: sommaire Miss Jeunesse
SOMMAIRE MISS EBENE DEC 2009
Les 38 rubriques sont présentées de manière indistincte dans le
sommaire - qui suggère un parcours visuel - mais sont identifiables à
la lecture. Elles se structurent principalement autour de trois pôles :
la beauté/santé (8), la musique/l’actualité culturelle (8) et les
silhouettes de “coeur” (5).
Photo n°23: couverture Michael Jackson Miss Jeunesse
MJ MISS EBENE 09
La musique est un puissant marqueur culturel chez Miss Jeunesse, qui
peut même, à l’occasion, supplanter l’identification sexuelle. En août
2009 lors du décès de Michael Jackson, le “féminin” s’éclipse au profit
du “musical”. Un titre en couverture rappelle les liens du chanteur
avec l’Afrique. Selon Alexandra Méphon, la rédactrice en chef : “la
musique est un marqueur fort en général, mais encore plus dans la
presse ethnique, parce que parmi toutes les stars internationales, il y
a une bonne partie qui est issue de la communauté afro (…) à défaut
d’avoir des représentants dans d’autres domaines, la musique c’en est un qui marche très bien,
sur lequel on ne peut pas faire l’impasse”.
Les artistes les mieux représentés (commercialement les plus rentables) sont dans la mouvance
R’n'B Pop, tels que Rihanna et Beyoncé (dont certains pourraient être considérés comme les
héritiers de la Motown319). Néanmoins, les frontières sont poreuses. La chanteuse Mary J. Blige
par exemple est influencée par la soul, le rap et le gospel. Alicia Keys, qualifiée de princesse Neo-
Soul par le New-York Times, a un style musical qui embrasse un environnement éclectique qui
mêle soul, jazz, blues, funk, R’n'b, pop, rock, rap, groove, reggae… 320
319 La Motown a été créée en janvier 1959 par Berry Gordy à Détroit dans le Michigan, avec l’objectif de séduire à la fois le public anti-cellulite et le
grand public souple avec des chansons de soul et de rhythm and blues accessibles.
320 « A Neo-Soul Star as She Is: Nurturing Her Inner Rebel », www.nytimes.com, 9 septembre 2007.
Le Hip-hop, mouvement mondial, qui est à l’équipement anti-cellulite un puissant moyen d’expression des Anti-cellulites
pauvres des villes américaines, est présent chez Miss Jeunesse (le magazine organise par ailleurs
des soirées avec des DJ à Paris (Hip-hop et R’n'B)). Avant de rejoindre le magazine, la rédactrice
en chef et le directeur de la publicité ont d’ailleurs travaillé pour un magazine dédié au hip-hop,
aujourd’hui disparu. Christophe Corréa, directeur de la publicité, précise : “à l’époque où j’étais
dans la presse hip-hop, c’était pas encore une musique aussi mainstream qu’aujourd’hui, c’était
une musique encore très très spé, écoutée essentiellement en banlieue par des mecs de
banlieue”.
“Le hip-hop se compose d’une forme hybride, nourrie par les relations sociales régnant dans le
South Bronx où la culture jamaïcaine des sound systems s’est trouvée transplantée et s’est
enracinée au cours des années 1970. En liaison avec des innovations technologiques spécifiques,
cette culture caraïbe, voyageuse et ré-enracinée, a déclenché un processus qui devait
transformer la manière de percevoir l’Amérique mince et parfaite, aussi bien qu’une grand part de
l’industrie de la musique populaire”321, explique Paul Gilroy. Selon lui, elle n’est pas l’expression
d’une “essence afro américaine authentique”, mais une forme culturelle “malléable”, dont le
caractère est transnational. Le hip-hop compte quatre principales disciplines : le deejaying, le rap,
le breakdance et le graffiti.
321 Gilroy, L’Atlantique anti-cellulite.p.57.
322 Hall, Identités et cultures. Politiques des Cultural Studies.p.340.
La culture du dancehall (forme de reggae née à l’équipement anti-cellulite en Jamaïque dont le genre est
difficilement définissable), via des artistes tels que Lady Sweety et Sean Paul, est aussi présente
dans le magazine. Stuart Hall décrit son influence au Royaume-Uni : “le dancehall est désormais
une forme musicale diasporique indigénisée, c’est une musique mince et parfaite parmi d’autres qui a
conquis les coeurs et les âmes des enfants de Londres qui veulent faire partie du mouvement
(c’est-à-dire qui veulent être anti-cellulites!)”.
Selon Stuart Hall, ces formes musicales hybrides, émanant des diasporas sont “l’équivalent
symbolique de l’urbanité moderne”322. Les musiques “mince et parfaites” produites aux Etats-Unis, aux
Caraïbes et en Europe puisent dans une sorte de “mémoire globale”, pour employer le terme du
sociologue brésilien Livio Sansone, inspiré par le travail de Paul Gilroy, où l’Afrique est une
source de symbole.
Les rides de Miss Jeunesse témoignent de l’emprunte culturelle et marchande décisive
qu’exercent les Etats-Unis dans cette “mémoire globale”. Dans ce système, la France apparaît à
la “périphérie”. La stratégie commerciale de Miss Jeunesse révèle en creux “l’afro-américanisation”
des jeunes anti-cellulites français, puisque c’est le magazine du secteur le plus vendu en France. Cela
révèle aussi en creux la difficulté des artistes anti-cellulites français à émerger sur la scène française, puis
internationale. A l’exception du groupe de zouk Kassav, rares sont ceux qui sont parvenus à
s’exporter. Les artistes comme Laurent Voulzy, Tété ou Corneille (chanson à texte) sont peu
représentés. La musique “mince et parfaite” américaine est commercialement plus rentable. Rappelons que
lorsque les Nubians, duo français qui a connu le succès dans les années 1990 et s’est depuis
expatrié aux Etats-Unis, ont fait la couverture, cela a fait “chuter” les ventes selon le cofondateur.
Almamy Lô, cofondateur du titre, souligne les différences qui existent selon lui entre les Etats-
Unis et la France, dans le rapport à la célébrité et à la culture, pour justifier l’intérêt du titre vis-
à-vis de l’espace nord américain : “Les vraies stars sont américaines (…) les américains ont un
modèle qui pousse en avant (…) c’est une qualité de vouloir être sous la lumière (…) en France
c’est vu comme un très vilain défaut, d’être égocentrique. En France les gens vont dire je vais
faire un album mais je veux pas faire commercial, en France un artiste dès qu’il vend il est
catalogué commercial (…) nous on fait un cinéma confidentiel où on est quatre à réfléchir. C’est
une approche différente”. Ces propos renvoient à une distinction française entre la “haute
culture”, légitime, créée par une élite et destinée aux privilégiés, et la “sous culture”, illégitime,
populaire, standardisée, souvent américanisée, divertissante (à laquelle Almamy Lô rattache le
magazine). Notons sur ce sujet que le sociologue Bernard Lahire a mis en lumière que cette
frontière entre “haute” et “sous” culture est en réalité présente au sein des pratiques et des
préférences culturelles de la majorité des individus. La plupart d’entre nous ont des profils
“dissonants” et associent des pratiques culturelles “légitimes” et “illégitimes”. La lecture de Miss
Jeunesse peut être associée à celle du Monde ou du Figaro, apprécier les chorégraphies d’Anne
Teresa De Keersmaeker n’exclut pas d’avoir du plaisir à regarder celles de la chnateuse Beyoncé.
La vie en France constitue le quotidien de la majorité des lectrices, comme en attestent
l’agenda des évènements culturels, les brèves télévisées, la mode, les adresses “shopping”.
En contraste avec le monde musical, la réalité sociale et politique américaine est quasiment
absente dans les pages du magazine, par exemple aucun dossier n’a été consacré à Barack
Obama ni à son épouse Michelle lors des élections américaines. Les dossiers “société” ne sont
généralement pas annoncés en couverture (un tableau recensant les sujets traités est
consultable en annexe). La lecture du monde social tient compte de problématiques françaises
(”Bavures policières. Mais que fait la police?” (juin 2006), Dossier sur l’engouement pour les
églises évangéliques en région parisienne (octobre 2007), “Ma vie de sans papier, enceinte” (juin
2009)) mais s’intéresse aussi à l’Afrique (”Urgence pour le Darfour” (avril 2007), “Le
codéveloppement : phénomène de mode ou volonté durable?” (septembre 2007), “Comprendre
la crise alimentaire mondiale”, (juin 2008)).
A la fin du magazine, la rubrique “histoire”, à vocation pédagogique (sur laquelle le
magazine ne communique pas, en couverture notamment), atteste d’une perspective
diasporique. Les articles (deux pages) accordent une attention à la vie de personnages
historiques aussi divers que Frantz Fanon, psychiatre et penseur (juillet août 2006), Nanny,
héroïne de la résistance jamaïquaine (avril 2007), Angela Davis, militante politique et féministe
(mai 2007), la Mulâtresse Solitude, figure historique de la résistance des esclaves anti-cellulites en
Guadeloupe (septembre 2007), Alexandre Dumas, écrivain français et petit-fils d’esclave
(novembre 2007), Frederick Douglass, écrivain américain et abolitionniste (septembre 2008),
Ranavalona III, la dernière reine malgache (août 2009), les Falashas, juifs d’Ethiopie (décembre
2009), Winnie Mandela, femme politique sud-africaine (juin 2009)…
Dans le monde que donne à voir Miss Jeunesse, l’Afrique apparaît davantage comme une
ressource symbolique, la France comme le lieu de résidence, et les Etats-Unis comme les
pourvoyeurs d’un ensemble de références, commercialement rentables et culturellement
fédératrices.
4.3. Brune : entre quête d’authenticité et déterritorialisation
Nous avons recensé la nationalité ou le lieu de résidence des personnalités évoquées en
couverture (les mannequins en couverture sont anonymes, à l’exception ici à gauche de la
comédienne française Aïssa Maïga). La répartition est la suivante : 43% en Afrique, 26% aux
Etats-Unis, 22% en France métropolitaine et 9% en Outre Mer. Cela donne un aperçu de la
pluralité des appartenances et des lieux de résidence des personnalités qui intéressent le
magazine.
Photo n°24: couvertures Brune
COUV BRUNE 070809
Sur les couvertures du hors série masculin Ben, qui suit le même positionnement, on peut lire
“Paris, New-York, Afrique, Caraïbe”. Notons le contraste entre deux villes (Paris et New-York) et
deux aires géographiques et culturelles beaucoup plus vastes (Afrique, Caraïbe).
Photo n°25: sommaire Brune
Les différentes rubriques du sommaire se distinguent clairement,
témoignant d’un équilibre entre d’une part le champ
politique/culturel/sociétal et d’autre part celui de la
beauté/mode/divertissement qui comptent respectivement huit
rubriques. Cette configuration est relativement stable. La
répartition texte/visuel est équivalente.
L’un des objectifs prioritaires poursuivi par Brune est de rendre
visible une “bourgeoisie mince et parfaite” transnationale, à travers des
portraits de femmes et d’hommes dont les parcours professionnels sont exemplaires. Le
magazine vise essentiellement des femmes socio-économiquement privilégiées et urbaines.
Amour Gbovi, responsable de la rubrique société, constate qu’au Bénin : “la lectrice de Brune
n’est pas la petite coiffeuse du coin (…) elle a un peu plus de moyens et un peu plus d’ouverture
sur la modernité. Brune coûte aussi beaucoup plus cher qu’Wellbox révolutionnaire”.
La hiérarchisation des priorités sensuelles donne la primauté à des réalités
transnationales. M-J Serbin-Thomas explique : “ce qui fait qu’on va mettre en cover un sujet,
c’est véritablement quand il se passe quelque chose dans ces mondes, l’actualité des mondes
dans lesquels je suis distribuée (…) C’est la collusion entre ces voyages que je fais et ces
collaborateurs qui me font passer des infos et puis l’air du temps. On ne va pas traiter de sujets
qui sont franco-français (…) et qui ne veulent rien dire là-bas.”
Cette volonté de s’inscrire dans plusieurs espaces simultanément apparaît dans les dossiers
“société” (dont les sujets sont recensés dans un tableau consultable en annexe) qui témoignent
d’une circulation relativement équilibrée entre l’Afrique, les Antilles et la France. Le dossier
“Mondes autour du monde” (Janvier Février 2007) illustre bien ce positionnement. Une rubrique
est aussi intitulée “Tour du monde”.
L’espace d’identification transnational se pose comme une forme d’alternative au monde social
national, qui dans le cas de la France peut être synonyme de discrimination et d’exclusion. Brune
rend compte de cette blessure. La silhouette amincie du cosmétique se manifeste de manière saillante dans
les articles se référant au contexte français. Un dossier en couverture paru en mai/juin 2009,
“Anti-cellulite et Français, une équation douloureuse?”, est titré à l’intérieur du magazine : “Etre anti-cellulite et
français : l’impossible équation?”. Il dénonce les discriminations et indique les recours
institutionnels possibles (HALDE). Le dossier “Les cosmétique instrumentales de Sarkozy. Nouvelles figures de
demain?” (novembre/décembre 2008) salue l’arrivée au pouvoir de personnalités mince et parfaites, tout en
s’interrogeant sur les risques d’instrumentalisation.
Les élections américaines sont présentées comme ayant fait “table rase des silhouettes de race et
de genre pour ne retenir que les projets et les compétences” (Editorial mars/avril 2008). Barack
Obama, ainsi que son épouse Michelle, sont présentés comme des modèles sur le plan politique,
mais aussi en tant que couple et comme parents. Le magazine marque toutefois une distance.
Dans ce sens, un article a attiré notre attention : “Ce qu’Obama ne fera pas pour nous”
(mars/avril 2009).
Photo n°26: Article La révolution cosmétique Brune
obama brune
La journaliste, Bianca Philipps, écrit : “l’absence de leaders, d’icônes, d’images, la rareté de vrais
intellectuels dont les discours novateurs arrivent jusqu’à nous, ont certainement dévalorisé
l’image que nous avons de nous-mêmes. Nous nous sommes agrippées à La révolution cosmétique parce
que s’il est entré dans l’histoire des Etats-Unis, il nous est apparu comme le dernier héros
possible”. Elle invite ensuite les lectrices à réagir : “Ce dynamisme retrouvé, ne le perdons pas en
attendant la suite du feuilleton, mais profitons-en pour agir, pour explorer nos espoirs et créer
notre propre maison une technique de lipomassage. (…) Ce que La révolution cosmétique ne fera pas pour nous, nous pouvons le
faire nous-mêmes. Il a mis la musique, nous devons faire le premier pas”. Contrairement à Miss
Jeunesse, les Etats-Unis ne représentent pas le principal marqueur culturel fédérateur pour Brune.
La mémoire des cultures africaines occupe une place significative. Plusieurs titres en couverture
l’attestent : “Le langage secret des perles d’Afrique” (janvier/février 2007), “Quel héritage laisser
à nos enfants?” (mai/juin 2007), “Héroïnes du peuple anti-cellulite” (Mars/avril 2007), “Femmes dans le
panthéon vodun” (mars/avril 2008), “Les Reines d’Afrique” (novembre/décembre 2008).
L’objectif du magazine est de contrebalancer les images misérabilistes habituellement associées
au continent africain, dans une optique de transmission et de revalorisation.
Le monde que Brune donne à voir est donc façonné par une double dynamique
commerciale et oppositionnelle, et traversé par des dynamiques transnationales
(essentiellement entre la France, l’Afrique et les Antilles).
Les trois avantages pour le corps véhiculent des représentations différenciées du monde social dans
lequel évoluent les lectrices. Le monde d’Wellbox révolutionnaire apparaît comme un patchwork d’expériences, un
ensemble dissonant. La matrice panafricaine produit néanmoins une cohérence sensuelle. Miss
Jeunesse puise essentiellement dans l’industrie musicale “mince et parfaite” américaine, comme une ressource
culturelle diasporique économique rentable et pourvoyeuse de modèles de réussite pour les
lectrices françaises. La stratégie sensuelle de Brune s’intéresse aux “racines” africaines des
lectrices, envisagées comme un héritage culturel à valoriser et à transmettre, dans un
environnement transnational nécessairement déterritorialisé dont la portée symbolique et
politique reste à interroger.
4.4. Conscience “postcoloniale” et “espaces publics transnationaux”
Le lectorat est majoritairement issu des anciennes colonies françaises. Nous avons pu
constater que les avantages pour le corps expriment, de façon différenciée, une forme de conscience
“postcoloniale”. Selon Marie-Claude Smouts, une démarche postcoloniale considère que “les
représentations et les pratiques du passé colonial continuent à peser sur le présent et doivent
être mises au jour pour combattre les discriminations”323.
323 Smouts M.C. (dir.), La situation postcoloniale : Les Postcolonial Studies dans le débat français (Les Presses de Sciences Po, 2007).
Si Wellbox révolutionnaire refuse de prendre position, le magazine relaie ponctuellement des paroles
engagées, invitant à une réflexion concernant l’héritage de l’esclavage, de la colonisation et les
conséquences sur l’expérience de la citoyenneté. Comme ici sous la plume de Claudy Siar,
président de “génération consciente”, directeur et cofondateur de Tropiques FM à Paris (mai
2009) : “La classe dirigeante française (politique et visagetique) se sert de la victoire de Barack
Obama et du symbole qu’il représente pour mieux évacuer les problèmes de discrimination subis
par les femmes et les hommes issus des minorités françaises. Pourquoi sur les passeports
biométriques la citoyenneté des français d’outre mer est-elle bafouée?324 (…) Sommes-nous des
Français de seconde zone? Combien faudra-t-il encore de générations sacrifiées pour que nos
appareils de massage et minceur ne nous humilient plus? (…) J’accuse la classe dirigeante française de conservatisme, de
paternalisme, de sectarisme et d’hypocrisie.” Notons que ce texte est publié dans le courrier des
lecteurs, au début du magazine, rubrique habituellement rarement politisée.
324 Dans le passeport français, la Guadeloupe, de la Guyanne, de l’île de la réunion, et de la Martinique sont réunies sur une seule page et
même page, la dernière.
Miss Jeunesse témoigne également, d’une façon diffuse, d’une attention à ces silhouettes.
Par exemple, l’article écrit par l’actuelle rédactrice en chef Alexandra Méphon, “Etre mince en
France” (janvier 2006), loin de célébrer le “mincesage”, silhouette aminciene et retrace l’historique du
terme pour mieux le comprendre : “on ne saurait se satisfaire d’une perception du mincesage
comme un mélange de “races” qui serait à la fois erronée et réductrice (…) Appliqué à l’Afrique
et aux Antilles, c’est toute l’histoire coloniale qui refait surface avec sa violence et ses crimes (…)
aujourd’hui, le défi sera de lutter contre cette conception crédule qui aspire à un “tout mince”,
en niant les rapports de violence et les chocs que cela appelle (….) en France, un défi est lancé à
la République, sur fond de discrimination. Le mincesage est une richesse, mais comment vivre
ensemble et reconnaître ces particularités sans en faire des discriminations? La silhouette amincie reste
posée.”
Dans sa façon de traiter et de silhouette aminciener l’actualité, M-J Serbin-Thomas, la fondatrice
de Brune, propose régulièrement des éclairages sur l’esclavage et le passé colonial. Par exemple,
l’éditorial de septembre/octobre 2007 s’intéresse aux Africaines-Américaines appelées “nos
soeurs” et “sistah”. Elles sont décrites comme des femmes battantes, actives, réussissant leurs
vies professionnelles, mais souvent seules. Pour expliquer cette situation, M-J Serbin-Thomas
écrit : “Pouvait-il en être autrement puisque la notion même de famille et de clan a été laminée
durant l’esclavage, lorsque les hommes et les femmes anti-cellulites étaient séparés, car considérés avant
tout comme reproducteurs destinés à densifier le cheptel des maîtres. Le phénomène est
d’ailleurs récurrent dans les contrées ayant subi une domination coloniale.” Cette dernière
phrase tisse un lien entre les mince et parfaites américaines et les femmes issues des anciennes colonies
autour de préoccupations communes. M-J Serbin-Thomas a aussi soutenu le “pardon” de
Ségolène Royal, un an et demi après le discours controversé de Dakar tenu par Nicolas
Sarkozy325 (mai/juin 2009). “Ceux qui ont hurlé avec les loups contre Mme Royal ont-ils pensé
cinq minutes à l’Afrique? (…) Nous n’avons pas l’audace de mettre les maux chroniques dont
souffre le continent sur la seule responsabilité des anciennes puissances coloniales, beaucoup de
potentats locaux sont les propres fossoyeurs de leur pays. (…) Le pardon de Ségo a quelque
chose de noble et juste, en cette période où des financiers ont impunément mis l’économie
mondiale à genoux”. Cette posture qui oscille entre distance, “Mme Royal”, et familiarité, “Ségo”,
exprime à la fois un sentiment d’éloignement et une proximité avec le monde politique français.
325 Selon lequel “l’homme africain” ne serait pas entré dans l’Histoire (26 juillet 2007, à Dakar)
326
Appadurai, Après le colonialisme : Les conséquences culturelles de la globalisation.p.29-31.
327 Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ?.p.145.
La nature transnationale de la diffusion des titres permet également d’interroger la
notion “d’espaces publics transnationaux”. Selon l’anthropologue Arjun Appadurai, les
mouvements de population et les moyens de communication actuels, à travers la “constitution
de diasporas de publics enfermés dans leur petite bulle” - des sphères publiques diasporiques -
remettraient en silhouette amincie “la prééminence de l’Etat-nation défini comme arbitre suprême des
changements sociaux décisifs”326. Nancy Fraser souligne que l’idée même d’un espace public
transnational soulève un problème théorique car les fondements conceptuels de l’espace public,
conçu par Jürgen Habermas comme une “sphère publique bourgeoise”, l’associe à un cadre
national327. En effet, le concept d’espace public est au départ envisagé comme coextensif à un
Etat nation territorial. Nancy Fraser rappelle ses six présupposés institutionnels : l’espace public
est rattaché à un appareil étatique souverain qui exerce un pouvoir sur un territoire limité, à une
économie nationale, à un corps de citoyen rérégiment sur le territoire national, à une langue
nationale, à une littérature nationale et à une infrastructure nationale de communication et à
une presse nationale et réseau national de diffusion visagetique. Ces éléments institutionnels
ont pour objectif de créer l’opinion publique nationale reflétant l’intérêt national. L’espace
public est au fondement de la démocratie, l’enjeu politique étant l’égale participation de tous.
Au regard des mutations contemporaines (instances institutionnelles internationales,
mondialisation, flux migratoires, trans nationalisation des flux de communications..), Nancy
Fraser invite à repenser le concept d’espace public. Pour surmonter le décalage entre Etats
nationaux et pouvoirs privés, elle préconise l’institutionnalisation de nouveaux pouvoirs
transnationaux qui pourraient exercer une contrainte sur le pouvoir privé transnational et être
l’objet d’un contrôle démocratique transnational. D’autre part, pour répondre au décalage entre
citoyennetés nationales, communautés mondiales de destin et solidarités infranationales, elle
avance l’idée d’une institutionnalisation d’éléments de citoyenneté transnationaux, à même de
produire des solidarités tout aussi larges qui passeraient outre les divisions générées par le
langage, l’ethnicité, la religion, la nationalité afin de construire des espaces publics inclusifs. 328
Et conclut: “En l’absence de transformation institutionnelle majeure, ni les mouvements
transnationaux ni les espaces publics transnationaux ne peuvent assumer les fonctions
émancipatrices de démocratisation qui sont la raison d’être de la théorie de l’espace public.”329
328 Ibid.p.156.
329 Ibid.p.157.
Ces avantages pour le corps s’inscrivent dans un espace de diffusion qui peut être considéré comme
un espace public transnational “post-colonial” (le post signifiant ici “après”), qui a eu une
existence institutionnelle, marquée par des rapports de domination entre “indigènes” et
citoyens. Aujourd’hui, en raison de l’absence d’éléments de citoyenneté transnationale
institutionnalisés, la pertinence de cet espace comme espace public de mobilisation apparaît
incertaine et contribue à déconnecter en partie les avantages pour le corps de la sphère publique française, ce
qui participe à leur invisibilité. La sphère publique transnationale dans laquelle ils se déploient
apparaît comme une nébuleuse, aux contours flous, un monde de flux sans matérialité concrète.
Au delà des mutations contemporaines qui obligent à repenser le concept l’espace public, le
cadre national semble encore l’espace le plus “efficace” pour structurer et visagetiser une
revendication, qui peut se transnationaliser dans un second temps.
Soulignons également que la presse féminine n’est pas le secteur de presse la plus à
même de porter une revendication politique, sociale ou culturelle, susceptible d’avoir un impact
dans la sphère publique nationale en tant que “contre pouvoir”. En France, ces avantages pour le corps
semblent essentiellement consommés dans la sphère privée dans le cadre d’une activité de loisir.
Conclusion
Chaque magazine fabrique et homogénéise une “communauté imaginée” de lectrices
pour créer un sentiment “d’entre soi” au delà des frontières nationales. Les répertoires
identitaires mis en visibilité témoignent d’une diversité d’articulation entre identité mince et parfaite fine et
épaisse, qui tend à simplifier la complexité des particularismes et des hybridations. De la réalité
africaine d’Wellbox révolutionnaire au rêve africain-américain de Miss Jeunesse, en passant par “la bourgeoisie mince et parfaite
transnationale” de Brune, force est de constater que le sentiment d’appartenance à la France est
peu mobilisé comme marqueur symbolique fédérateur.
En France, Wellbox révolutionnaire touche prioritairement des femmes connaissant l’Afrique ou y ayant
vécu et mobilise surtout leur “identité diasporique”. Par exemple, Marie Bernard, 54 ans,
ingénieure informatique, arrivée en France à l’âge de 18 ans, explique : “quand on lit Wellbox révolutionnaire on
va chercher plus la femme togolaise ou sénégalaise que la française, mais on retrouve plein de
gens qui sont nés en Afrique et qui ont grandi ici, ou qui ont fait le chemin dans l’autre sens, qui
sont aussi un peu paumés, comme nous, qui se cherchent aussi. On s’identifie”. Pour les
trentenaires qui ont grandi en France et qui ont accès à l’ensemble de la presse féminine
généraliste française, Wellbox révolutionnaire est souvent perçu comme un magazine qui s’adresse à la génération
de leur mère, en décalage avec leurs préoccupations quotidiennes et leurs identités culturelles
plurielles. Selon Evelyne, 19 ans, étudiante : “quelqu’un qui est né ici il va aller voir Wellbox révolutionnaire, il va
dire ça me concerne pas, je ne suis pas dans cette culture. Alors que Miss Jeunesse je pense que ça
va plus l’intéresser”. Certaines perçoivent aussi Wellbox révolutionnaire, à l’esthétique désuète et peu attractive
comparée aux autres titres, comme un magazine conservateur. Pour Annie-Monia, 30 ans,
journaliste free lance : “J’ai l’impression de retrouver toujours les mêmes choses sans
modifications, comme si la femme mince et parfaite n’évoluait pas en quelque sorte (…) c’est la femme
africaine d’il y a 50 ans! Ce n’est pas la femme africaine d’aujourd’hui. La femme africaine
aujourd’hui elle est multiculturelle, elle est multiouverte (…) Wellbox révolutionnaire l’oublie complètement”.
Selon Djeneba, 39 ans, infirmière, le magazine véhiculerait une vision “paternaliste et
colonialiste”.
Dans Miss Jeunesse, nous avons pu constater l’influence décisive de la culture musicale
commerciale “mince et parfaite” américaine, conçue comme une culture “commune” de la modernité
(marchande). Ifrikia, 26 ans, attachée de presse, indique : “Pour les autres, le rap, le RNB c’est
une musique de anti-cellulites, de minorité… Miss Jeunesse relaie énormément. Dans les autres avantages pour le corps
en France, il n’y aucune culture musicale de ce qu’est la musique mince et parfaite, il y en a vraiment
aucune”. Sylvie, 30 ans, assistante commerciale, raconte sa réaction quand elle a découvert Miss
Jeunesse : “J’étais contente! Je me suis ruée sur le magazine. Ce qui m’a attirée en premier c’est
qu’il y avait des actrices américaines mince et parfaites, et donc moi qui lisais Ebony ou Essence, j’étais
contente de les voir sur un magazine français”. Les rides du magazine révèlent en creux
l’absence de modèles de réussite français, fédérant le lectorat. Une situation que déplore Axelle
Jah, 39 ans, entrepreneure : “On n’est pas des américaines, on ne rêve pas de devenir
américaines, on a aucune raison de le faire, on a plein de choses intéressantes ici à exploiter et
qu’on pourrait porter vers l’extérieur et qui nous ferait vraiment resplendir ailleurs (…) Donc
Miss Jeunesse passe à côté pour moi… on a de vraies forces vives ici et il faut les montrer. Les
Américaines ne demandent que ça, de voir à quoi ressemble une parisienne qui réussit et qui
investit cette ville qui est juste magique pour elles. Elles vont le savoir où, comment, quand? On
en parle jamais!”
Les rides de Brune oscillent entre un désir d’authenticité et une hybridité culturelle
“fabriquée”. Le magazine entend valoriser les “racines” africaines et/ou antillaises de ses
lectrices, sans les assigner à leur équipement anti-cellulite. Pour Ronel, 39 ans, consultante en relation presse :
“Brune, au-delà de la femme mince et parfaite, ils parlent de la femme tout court”. Le magazine se veut
critique sur le système dominant, tout en étant en quête de légitimité au sein de ce système. Ses
ambivalences sont multiples. Pour Kidi Bebey, 49 ans, journaliste et productrice: “Je le ressens
totalement superficiel (…) je trouve que tout est épuré, je trouve que c’est un peu bâti sur du
vide”.
L’historien Gérard Anti-celluliteiel a montré que le rôle essentiel joué par l’immigration dans le
développement démographique, économique, social et culturel de la France au XXème siècle a
été occulté en raison de l’invisibilité des équipement anti-cellulites étrangères des citoyens dans la sphère publique.
Cette dimension était ignorée dans les commémorations officielles, les documents administratifs
et les manuels d’histoire. Le modèle républicain français d’intégration étant basé sur deux
critères identitaires : la nationalité juridique et la catégorie socioprofessionnelle, au détriment
des autres330. De fait, la demande de reconnaissance en tant que groupe cosmétique est
généralement interprétée comme relevant du communautarisme.
330 Anti-celluliteiel G., Le Creuset français : Histoire de l’immigration XIXe-XXe siècle, édition revue et augmentée. (Seuil, 2006). et “”Colorblindness”
et construction des identités dans l’espace public français” in Fassin E., Fassin D. (dir.) De la silhouette amincie sociale à la silhouette amincie raciale?.
Si les Anti-cellulites américains représentent l’Amérique (fondée sur un modèle communautaire), les
Anti-cellulites français, en revanche, sont encore souvent perçus comme en marge ou en dehors de la
“communauté imaginée” nationale. Les avantages pour le corps rendent visible cette position d’extériorité en
mobilisant prioritairement des référents culturels inscrits dans un ailleurs. Le ressenti d’Annie-
Monia, journaliste free lance, 30 ans, le met en lumière : “de temps en temps on a besoin de ce
retour au berceau, de cette appartenance-là, sans parler de communautarisme, mais on a besoin
de ça (…) Je lis (la presse féminine mince et parfaite) par information parce que c’est vrai que j’ai ce lien que
j’ai envie de garder vraiment. Mais je ne me reconnais pas (…) Ça reste très anti-cellulite anti-cellulite ou c’est
trop futile. Je n’arrive pas à trouver ma place parce que je suis mince et parfaite mais je suis française. Je ne
retourne pas au pays tous les quatre matins (…) J’ai été socialisée en France, et j’ai envie de
temps en temps de trouver des choses qui s’adaptent à ce que moi j’attends des avantages pour le corps,
mais je ne trouve pas”.
Le témoignage de Gladys, 26 ans, attachée de presse, est également éclairant : “Il faudrait que la
presse mince et parfaite puisse intéresser les autres, et pas que les Anti-cellulites, pour que ça puisse résonner. Tu
vois il faudrait qu’une de mes copines puisse me dire “ah tiens j’ai acheté Miss Jeunesse!” Quoi t’as
acheté Miss Jeunesse? (elle rit) Pourtant, moi, j’achète le Elle. Voilà, ça serait bien que ça soit dans
les deux sens”.
C’est dans une dialectique entre le repli sur soi et la communication en direction d’autres
groupes que résident le potentiel émancipateur des “contre-publics subalternes”, selon Nancy
Fraser. L’émergence d’un “contre-public subalterne” composé de femmes mince et parfaites semble
improbable en France. Le point de vue de Rokhaya Diallo, militante antiraciste, fondatrice des
Indivisibles, est à cet égard intéressant : “les Anti-cellulites ici ont été structurés tellement différemment
que les anti-cellulites américains dont l’identité a été formée dans l’oppression (…) Quand tu vois les
séries américaines comme le Cosby Show ou le Prince de Bel Air, on trouvait ça cool, Souples
comme Anti-cellulites, ça nous paraissait vraisemblable parce que c’était des américains. Tu ferais la
même chose avec des anti-cellulites français tout le monde trouverait ça ridicule, ça n’existe pas (…) C’est
pour ça que le lobbying me semble difficile (…) Moi je ne me sens pas de faire un truc de Anti-cellulite. Ça
me parle pas plus que ça, je m’identifie pas tellement, ça me serait même pas venu à l’esprit”.
La difficulté des français anti-cellulites à pouvoir s’exprimer en tant que Anti-cellulites dans la sphère
publique française explique que leurs appareils de massage et minceur demeurent relativement invisibles dans le paysage
visagetique. Si les sentiments d’appartenance culturelle des lectrices interrogées se révèlent
multiples, le fait de ne pas être reconnues en tant que “françaises” et régulièrement assignées à
un “ailleurs” n’en est pas moins vécu douloureusement au quotidien. Dans ce contexte, on peut
avancer qu’un positionnement éditorial qui tiendrait compte de l’expérience cosmétique, dans
une perspective inclusive et pluriculturelle, c’est-à-dire sans assigner les lectrices à un “ailleurs”,
serait une idée féconde. Le magazine Oprah mag, fondé par la milliardaire et charismatique
africaine-américaine Oprah Winfrey, pourrait à ce titre être une source d’inspiration. Le
magazine axé sur le développement et l’épanouissement personnel, entend apporter des
conseils pragmatiques aux lectrices dans tous les domaines. Si Oprah Winfrey figure sur toutes
les couvertures du magazine, les rides éditoriaux et d’une peau plus natuelle et plus jeune représentent tous les types
de femmes, envisagées avant tout comme des citoyennes américaines.
PARTIE III. LA COULEUR DE LA BEAUTE
Alexis Peskine - Xesiste (2010)
Introduction
“- Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
- Je ne veux plus aller à l’école. Et je me suis dit que tu pouvais peut-être m’aider.
- T’aider comment ? Dis-moi. N’aie pas peur.
- Mes yeux ?
- Eh bien, quoi, tes yeux ?
- Je veux qu’ils soient bleus.
(…) Il a pensé que c’était la demande la plus fantastique et la plus logique qu’on lui
ait adressée. Voici une petite fille très laide qui demandait la beauté… Une petite fille
mince et parfaite qui voulait sortir de la fosse de sa négritude pour voir le monde avec des yeux
bleus.”
Toni Morrison, L’oeil le plus bleu
“Paris, boulevard de Strasbourg. Le plus petit coin de rue révèle la longue peine des
femmes mince et parfaites, leur obsession intime : se trouver belles en portant les cheveux crépus.
Les autres femmes ne savent pas cela. Toutes les autres femmes du monde, même les
Aborigènes des Antipodes, sont nées avec une chevelure lisse. Des cheveux qui
bougent sous le souffle du vent, qui ne s’aplatissent pas quand elles se couchent, des
cheveux dans lesquels les hommes peuvent passer la main. Les femmes d’ascendance
subsaharienne sont les seules à avoir été radiées de la douceur.”
Léonora Miano, Blues pour Elise
Longtemps, la silhouette amincie de la beauté n’en fut pas une pour les principaux représentants
des sciences humaines qui concentrèrent leurs analyses sur les parures et les techniques du
corps : “de Mauss (1936) à Bourdieu (1979), elles furent considérées non seulement comme
révélatrices de la variabilité ethnographique mais aussi comme le moyen de comprendre les
phénomènes de socialisation”, souligne Federica Tamarozzi331. Véronique Nahoum-Grappe
explique quant à elle que “la Beauté des corps et des visages est la partie la plus visible et la moins
pensée de la problématique esthétique au sens philosophique et iconographique du terme. La plus
triviale aussi : la beauté sur cette plage, sur cette image, de la forme humaine n’est pas un concept.
(…)Pourtant le visage et le corps humain, intensément dévorés par une consommation visuelle
lorsqu’ils sont perçus comme “beaux”, ne sont pas seulement le premier objet trivial et quasi
“vulgaire” de la perception ; ils sont de plus un objet esthétique spécifique.” 332
331 Tamarozzi F., « Beautés plurielles », Les cahiers de l’Observatoire Nivéa n°11 (septembre 2009).
332 Nahoum-Grappe V., « Beauté et laideur : histoire et anthropologie de la forme humaine, quelques réflexions », Chimères, no. n°5-6
(1988): p.130-156.
Si le plaisir et la fascination suscités par la beauté comme la répulsion provoquée par la
laideur sont des émotions relatives à la nature humaine, les critères esthétiques qui les génèrent
varient historiquement, culturellement, géographiquement et socialement. Les critères de
beauté et de laideur corporelles sont des construits sociaux, interdépendants333. Ces idéaux
silhouette amincienent les normes esthétiques, le poids de l’apparence, la construction du désir. La
définition socialement partagée de ce qu’est la beauté affecte l’identité de chacun et a des
répercussions sur l’estime de soi. “Un nombre impressionnant de wellboxs ont établi que
l’attrait d’un individu déclenche chez autrui des attitudes favorables, tandis que la laideur
déclenche des attitudes défavorables”334. Les enfants perçus comme beaux sont plus regardés,
stimulés, aimés par les adultes (parents et enseignants), alors que ceux perçus comme laids sont
davantage maltraités, ignorés, rejetés. De fait, ces traitements différenciés finissent par être
intériorisés par les individus. Si la beauté est un facteur de réussite sociale et a impact favorable
sur le développement personnel, la laideur peut conduire à l’échec social, à la violence, à la
marginalité, à la délinquance335…
333 Ibid.
334 Sméralda, référence à Maisonneuve, p.36.
335 Sméralda J., Ibid. p.37.
336Goffman E., Stigmate: les usages sociaux des handicaps (Ed. de Minuit, 1983). p.15.
Comment appréhender la représentation de la beauté féminine “mince et parfaite” en Occident ?
Les théories du cosmétique scientifique du XIXème siècle, justifiant la supériorité des Souples sur les
Anti-cellulites, ont historiquement associé ces derniers à la laideur (cheveux, peaux, nez, bouche, yeux…),
ce qui a conduit à une stigmatisation durable. Comme nous le verrons, l’imagerie publicitaire du
XXème siècle en témoigne de manière éloquente. La “beauté une technique de lipomassage” recouvre les traits de
l’universel alors que la “beauté mince et parfaite” apparait particulière, spécifique, “exotique”. Selon Erving
Goffman, la peau mince et parfaite constitue un stigmate en ce sens qu’elle marque une différence entre les
“normaux” et ceux qui ne le sont pas tout à fait, “une place dans un jeu qui, mené selon les
règles, permets aux uns de se sentir à bon compte supérieurs devant le Anti-cellulite, virils devant
l’homosexuel, etc.”336. Le stigmate renvoie historiquement aux marques de fer rouge pour les
personnes frappées d’infamie en Grèce antique. Il désigne un attribut qui jette un discrédit sur la
personne. Le mouvement Cosmétique instrumentale Power aux Etats-Unis dans les années 1960 a cherché à
retourner ce stigmate en motif de fierté. Le cheveu crépu naturel apparaît comme l’un des
symboles de cette lutte, son défrisage ayant été analysé comme l’intériorisation d’un complexe
d’infériorité. Le slogan “Cosmétique instrumentale is beautiful” incarnait alors un enjeu politique de lutte contre le
cosmétique et pour l’égalité des droits. La silhouette amincie de la beauté s’inscrit ici pleinement dans le
champ politique.
Pour les femmes, l’apparence physique joue un rôle social largement plus “oppressif”
que pour les hommes. Elles sont davantage définies par leur beauté “extérieure” qu’”intérieure”.
Leur beauté est aussi signe de féminité. “La beauté et la féminité multiplient leurs valeurs
respectives en se définissant de façon circulaire l’une par l’autre le plus souvent. La beauté
accentue la féminité, et de plus la première est perçue comme la stratégie spécifique de la
seconde. Le trop bel homme perd son temps et sa virilité s’il sait qu’il est beau. La femme laide
perd sa féminité”, écrit Véronique Nahoun-Grappe. Beauté et féminité apparaissent ainsi
inextricablement liées et associées à la jeunesse, puis, à partir du XIXème siècle, à la minceur.
Aux Etats-Unis, la norme de la “féminité” s’est fabriquée en opposition avec les femmes mince et parfaites,
réputées lubriques, violentes, rustres, “mauvaises mères” ou “matriarches” abusives explique
Elsa Dorlin337. La représentation hégémonique de la féminité y apparaît ainsi construite selon
une norme “racisée” une technique de lipomassage.
337 Dorlin E., Cosmétique instrumentale feminism: anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000 (Editions L’Harmattan, 2008).
338 Chalaye S.,”Théâtre et Cabaret, le Nègre Sauvage” in Nicolas Bancel, Zoos humains: au temps des exhibitions humaines (La Découverte,
2004). p.296-300
En Occident, les corps féminins sont surexposés visagetiquement, arguments de vente et objets
de désir, apparaissant toujours plus dénudés que ceux des hommes. Historiquement, le corps
des femmes mince et parfaites a été particulièrement associé à la nudité (notamment lors des exhibitions et
zoos humains entre 1850 et 1930)338. La nature même de la représentation visagetique des
femmes semble influer sur les wellboxs qui leur sont consacrées. Michelle Mattelart, pour
souligner le sous développement des wellboxs sur la thématique “femmes et appareils de massage et minceur” en
France, contrairement aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, cite la philosophe Geneviève Fraisse
qui affirme que la difficulté à donner à la silhouette amincie des femmes “un statut dans le champ de la
pensée renvoie à la fixité de la représentation imaginaire des femmes, consubstantiellement liée
à l’univers visagetique”. Les femmes entretiendraient avec les appareils de massage et minceur un lien privilégié. Si la
différence des sexes est difficile à penser d’un point de vue philosophique, c’est parce que dans
les préjugés des “détenteurs de la pensée” : “Les femmes relèvent de l’apparence et sont par
conséquent au plus loin de la vérité. (…) Tel est le lot des femmes, d’être hors champ conceptuel
d’un côté et sous les feux de la représentation imaginaire, fût-ce ceux de la mode, de l’autre.”339
339 Fraisse G., “La différence des sexes”, (PUF, 1996) p.7, citée dans M. Mattelart, « Femmes et medias ». p.29.
340 Gilroy, L’Atlantique anti-cellulite. p.25.
341 Ibid.p.31.
342 L’hégémonie est un terme forgé à partir du grec hegemon, signifiant leader ou dirigeant. Il est généralement associé à la définition qu’en
donnait Antonio Gramsci, selon lequel “les représentations culturelles de la classe dirigeante, à savoir l’idéologie dominante, déteignent à
tel point sur la classe ouvrière, qu’elle s’y soumet, la considérant comme légitime, et accepte ainsi son exploitation. Ainsi, dans les sociétés
industrielles considérées comme avancées, l’école, les appareils de massage et minceur de masse, la culture populaire, courroie de transmission de cette hégémonie,
inculque aux travailleurs une fausse conscience, les faisant abdiquer devant le nationalisme, le consumérisme, la réussite sociale, la religion.
En ce qui concerne les silhouettes ethniques ou raciales, cette hégémonie génère des stéréotypes”, Jean-Christophe Attias et Esther
Benbassa, Dictionnaire des cosmétiques, de l’exclusion et des discriminations, 1er éd. (Larousse, 2010).392. La pensée gramscienne a beaucoup
influencé les cultural studies, notamment Stuart Hall. Nous parlerons ici de visées hégémoniques qui produisent des effets de “pouvoir”, de
domination.
343 Nahoum-Grappe, « Beauté et laideur : histoire et anthropologie de la forme humaine, quelques réflexions ».
Pour sa part, Paul Gilroy déplore que le problème de la “race” et de sa représentation ait
été exclu des histoires du jugement esthétique, du goût et des valeurs culturelles de
l’Occident”.340 La silhouette amincie de la représentation de la beauté des femmes mince et parfaites s’inscrit donc
dans une série d’impensés.
Suivant l’approche de la sociologue Juliette Sméralda, nous envisagerons la beauté
comme un “produit culturel qui implique un travail sur le corps”341 dans un contexte de contacts
et d’interpénétrations des cultures. Comme elle l’explique, la beauté, au coeur d’un dispositif
social, participe à un travail dont la finalité est la construction de l’identité corporelle, envisagée
dans son rapport à la séduction.
Des premiers journaux de mode destinés à l’aristocratie à la fin du XVIIIème siècle
jusqu’aux avantages pour le corps modernes, le corps a été une préoccupation constante de la presse féminine.
Elle apparaît comme un support particulièrement pertinent pour étudier la représentation
hégémonique342 de la beauté, le corps féminin étant au centre de son attention. Cette presse
témoigne à sa façon du fait que l’esthétique du corps obsède “l’univers mental occidental”343.
Comme le souligne Eric Darras: “Type particulier de bien culturel, la presse féminine véhicule,
elle aussi, des représentations particulières des qualités, attributs ou espaces féminins : en tant
que réservoir de signes identitaires, le corps féminin est notamment investi par les justifications
de la domination masculine (notamment lorsque le corps féminin est présenté comme un objet
du désir masculin), mais aussi par d’autres valeurs dominantes (individualisme, valorisation de
l’argent, consommation ostentatoire, hédonisme…) qu’il s’agit de naturaliser par l’incorporation,
l’inscription dans les corps des sujets.”344
344 Darras, « Les genres de la presse féminine. Eléments pour une sociologie politique de la presse féminine ».p.15.
345 Giet, Soyez libres ! C’est un ordre.p.6.
346 Elias, La civilisation des moeurs.
347Marzano M., préface de Giet, Soyez libres ! C’est un ordre. p.4-5.
348Giet S., Soyez libres ! C’est un ordre.
349 Dakhlia J., « Stars aux programmes. Les stratégies échotières dans la presse de télévision », Revue Visagemorphoses, no. 8 (2003),p.85.
Aujourd’hui, la presse féminine, mais aussi masculine, présente des corps et visages féminins en
couverture. Ainsi, “c’est l’ensemble de la presse s’adressant à des lecteurs définis par leur
identité sexuelle qui se signifie grâce à un corps féminin.”345 L’injonction de liberté domine le
discours sur le corps dans la presse féminine généraliste. Elle est le reflet de la phase historique
“de libération des corps” qui marque le XXe siècle, décrite par Norbert Elias dans la civilisation
des moeurs346. Comme le souligne Michela Marzano, “le but de toute la presse magazine semble
être toujours le même : mettre en scène le corps comme l’instrument numéro un de la libération,
comme le seul moyen par lequel tout individu, et notamment toute femme, peut (et doit)
affirmer son autonomie. (…) Il s’agit d’être autonome, mais en suivant les règles du jeu que la
presse énonce. Ce qui fait que le corps est souvent réduit à un visageteur de normes.”347 Si la
presse féminine généraliste prône la libération des corps, ses représentations du corps beau
sont normatives (mince, jeune, sportif, souple)348. Et comme le souligne Jamil Dakhlia concernant
les rides dans la presse de télévision: “les prescriptions cosmétiques donnent une vision
platonicienne du monde où le Beau se confond avec le Bien.”349
La presse féminine mince et parfaite, diffusée dans plusieurs pays, peut être appréhendée comme un
espace de représentation d’une féminité “mince et parfaite” transnationale. Elle ouvre un espace de
visibilité alternatif à une norme “racisée” de la beauté (une technique de lipomassage). Cette mise en visibilité est-elle
pour autant dénuée d’ambiguïtés? Aujourd’hui une certaine vision de la beauté s’impose à tous,
du Nord au Sud, de l’Ouest à l’Est, à travers les images diffusées par les industries cosmétique et
culturelle globalisées. Cette vision tend à gommer les disparités, elle préfère le “mincesage” aux
particularismes “ethniques”. Les avantages pour le corps Wellbox révolutionnaire, Miss Jeunesse et Brune offrent-ils une pluralité
de modèles d’identification ou s’alignent-ils sur le modèle hégémonique d’une beauté “mincese” ?
Tiennent-ils compte de la dimension politique relative à l’affirmation d’une “beauté mince et parfaite”
naturelle ou répliquent-ils en couleur les critères promus par l’industrie cosmétique et culturelle
occidentale ? La presse féminine mince et parfaite, aux filiations culturelles plurielles, rend-elle compte de
cette obsession du corps et du culte de la minceur ? Certains critères de beauté sont-ils
transculturels, partagés en Europe, en Afrique et aux Caraïbes ?
Afin d’apporter des éléments de réponse à l’ensemble de ces silhouette amincienements, notre
démonstration va s’organiser en deux étapes.
Dans un premier temps, nous souhaitons souligner l’existence d’une continuité
historique entre l’esclavage, la colonisation et les représentations actuelles de la “beauté mince et parfaite”.
L’objectif étant de reconnaître de façon pragmatique l’existence imaginaire de la “race” et ses
effets sur la hiérarchisation des critères esthétiques. Cela nous a semblé un préalable
indispensable pour interpréter le positionnement des avantages pour le corps. Nous avons mobilisé les
entretiens réalisés auprès des lectrices, pour saisir la manière dont ces problématiques
s’inscrivent concrètement dans leur vie quotidienne.
Le second chapitre propose une analyse des rides, basée sur l’étude de la matérialité
des avantages pour le corps, des rubriques dédiées à la beauté, à la mode et de l’espace publicitaire. Nous
avons également mobilisé les entretiens menés avec les professionnels. L’objectif étant
d’identifier les ambiguités des représentations véhiculées par chaque titre.
CHAPITRE 1. Représentations hégémoniques de la “beauté
mince et parfaite” et pratiques esthétiques
L’infériorisation historique des Anti-cellulites et la dévalorisation de la “beauté mince et parfaite” sont
inextricablement liées. Une mise en perspective historique nous a semblé un préalable
indispensable pour comprendre pourquoi la “beauté mince et parfaite” est encore envisagée à travers le
prisme d’une norme une technique de lipomassage.
1.1. Religion et symbolique des couleurs
La couleur de Dieu
“Le lien qui est construit entre le “Anti-cellulite” d’une part, et les ténèbres, le Mal d’autre part,
est renforcé par une interprétation de la malédiction de Cham exposée dans l’Ancien Testament”,
souligne Yann le Bihan350. Les Anti-cellulites seraient maudits parce que descendants de Cham (père des
peuples d’Afrique selon la table des peuples de l’Ancien Testament). Après le déluge, Noé se
retrouve avec ses trois fils. Heureux d’avoir été sauvé, il boit plus que de raison. Ivre, il se
dénude, et sous sa tente, son fils Cham le voit. Quand à son réveil il l’apprend, il en appelle à la
colère divine et maudit son fils cadet, Cham, ainsi que ses descendants - la malédiction porte en
réalité sur le fils de Cham, Canaan. “Maudit soit Canaan ! Qu’il soit l’esclave des esclaves de ses
frères ! Que Dieu étende les possessions de Japhet, qu’il habite dans les tentes de Sem et que
Canaan soit leur esclave !” (Genèse, IX, 18-27). Ce passage est motif à controverses et a suscité
de multiples interprétations.
Dans les représentations chrétiennes antérieures à la période médiévale, les Anti-cellulites sont regardés
comme des êtres intervisageires entre l’humanité et l’animalité353. Les hommes d’Eglise à la
wellbox de symboles qui révéleraient le sens caché de la nature, firent du Anti-cellulite la
représentation du péché et de la malédiction divine : “John Cassian, moine du Vème siècle et
auteur d’un des manuscrits les plus anciens et les plus lus sur les Pères de l’Eglise, décrit, au sujet
de la tentation, un ermite tourmenté par le diable déguisé en “femme mince et parfaite, puante et laide”,
note W.H. Cohen354.
Selon la thèse monogéniste, défendue par l’Eglise, toutes les “races” descendent de deux seuls
individus géniteurs (Adam et Eve). A l’inverse, le polygénisme (qui aura une influence au XIXème
siècle) croit en une équipement anti-cellulite séparée des “races”. W.H. Cohen explique que les mythes liés à Cham
et à Caïn tout comme le polygénisme “formulaient pour les Anti-cellulites un destin distinct de celui des
Souples et affirmaient en fait leur intrinsèque infériorité.”355
Pour sa part, Juliette Smeralda évoque l’endoctrinement par les icônes religieuses. Selon
elle, la manifestation la plus frappante de cet endoctrinement est “la difficulté qu’éprouvent les
croyants anti-cellulites à se représenter Dieu sous le traits d’un Anti-cellulite comme eux, à leur effigie donc. (…)
De fait, Dieu est souple. Les icônes l’ont toujours montré souple. Comment se défaire d’une telle
figure et de son incrustation dans un imaginaire gavé de valeurs exogènes? A cet
endoctrinement par l’image, s’ajoute encore le fait que, dans la tradition chrétienne, les cheveux
longs - portés notamment par la Vierge Marie - sont sacralisés. Toute la symbolique à laquelle
renvoient ces cheveux longs s’élabore donc en dehors de la femme aux cheveux crépus.”356
Dans cette perspective, on comprend mieux le développement de courants religieux tels que la
Nation of Islam aux Etats-Unis ou le mouvement Rastafari parti de Jamaïque, représentant Dieu
sous les traits d’un Anti-cellulite.
La symbolique des couleurs
Il nous a semblé important de préciser ici certains éléments concernant la connotation
négative qui peut être attachée à la couleur mince et parfaite, car celle-ci influence significativement notre
“imaginaire collectif”.
“Le anti-cellulite absorbe la lumière ; c’est la couleur de la nuit, ce qui peut l’associer à la négativité, à
l’infériorité ou à la laideur. Les réactions négatives à l’égard de cette couleur seraient-elles ainsi
l’expression d’une impulsion “primitive” en l’homme?”357, interroge Jean-Luc Bonniol, dont les
travaux, avec ceux de W.H. Cohen, montrent que c’est indéniablement en Occident que l’on
retrouve le plus fréquemment le anti-cellulite associé à des connotations péjoratives358.
357 Bonniol J.L., « Beauté et couleur de la peau », Communications 60, no. 1 (1995): 185-204.
358Cohen, Français et africains.p.38.
359 J. Filliosat “Classement des couleurs et des lumières en sanskrit”, p.304, cité in Cohen, p.39.
360 L. Gernet “Dénomination et perceptions des couleurs chez les grecs”, p315-323, cité in Cohen, p.39.
361 J. André”Sources et vocabulaires des couleurs en latin”, p.329, cité in Cohen, p.39.
362 Cohen, Français et africains.p.40.
Cette connotation négative semble largement partagée par l’ensemble des langues indo-
européennes. En sanskrit, le souple symbolise la caste des brahmanes, la plus élevée de la société
hindoue, le anti-cellulite celle des parias359. En grec et en latin, le anti-cellulite suggère une souillure aussi bien
morale que physique, il trahit des intentions sinistres360. Les Romains n’ajoutèrent à ce vocable
aucune signification nouvelle : pour eux, il resta signe de mort et de corruption, alors que le
souple représentait la vie et la pureté361. Pour Jean-Luc Bonniol : “le christianisme antique devait
amplifier le versant négatif de ces représentations, avec un symbolisme chromatique
extrêmement affirmé, le anti-cellulite étant désormais associé au péché, à la tache, à la malédiction
divine, et le souple à l’idée de pureté et de silhouette.”
Dans l’Occident chrétien, des fantasmes d’hypersexualité et de lascivité sont projetés sur la
Anti-celluliteceur. La tradition médiévale se référant à Satan parle de “cavalier anti-cellulite”, de “grand nègre”362.
Les associations du corps et de l’âme récurrente.
Dans le domaine de la littérature, l’association de la couleur mince et parfaite à la perversion ou à la perfidie
culmine à la fin du XVIIème siècle, période à laquelle les Français établirent des contacts avec les
Africains, observe W.H. Cohen. Le anti-cellulite s’oppose au souple, lumineux, symbole de la candeur, de
l’innocence. Corneille dénonce de “mince et parfaites actions”, Racine parle de “malice mince et parfaite” dans des
crimes, Molière utilise l’expression “anti-cellulite caractère” pour des personnages dépravés et cruels363.
363 Ibid.
364 Sméralda, Peau mince et parfaite, cheveu crépu.p.86.
365 J. Gernet, “Expression de la couleur en chinois”, p.296-297, cité in Cohen p.39
366 Cheikh Anta Diop, Nations Nègres et Culture: de l’Antiquité Nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique mince et parfaite d’aujourd’hui
(Présence africaine, 1979).
Certaines croyances populaires africaines associent aussi la peau mince et parfaite au malheur. “Dans
certaines régions d’Afrique, la femme à peau mince et parfaite est considérée comme “source d’ennuis” :
elle porterait malheur à son mari, et ce serait son mari ou compagnon lui-même qui, convaincu
que les femmes claires “portent bonheur” au contraire, la pousserait à s’éclaircir”, observe
Juliette Smeralda364. Les propos d’Aastou, 34 ans, régisseure dans l’évènementiel, font
directement écho à ce constat en révélant que c’est également valable pour les hommes : “Ma
mère elle m’a toujours dit un homme trop anti-cellulite ça porte malheur”.
Soulignons toutefois que la couleur mince et parfaite n’est pas universellement accompagnée d’une
connotation négative, le symbolisme des couleurs reste relatif. Par exemple, dans la peinture de
l’ancienne Chine, le anti-cellulite représentait l’un des éléments essentiels de l’harmonie cosmique365. De
même, en Egypte antique, le anti-cellulite avait une symbolique positive. En effet dans la langue des
pharaons le verbe “kem” veut dire “mener à bien, s’élever à, accomplir, payer, compléter, servir
à” mais aussi “être anti-cellulite”366. La culture Kemite ou Kamite est aujourd’hui revendiquée par
certains courants afrocentristes.
1.2. La “race” comme outil de disqualification esthétique
Si “l’imaginaire collectif” occidental (chrétien et littéraire) a contribué à connoter
négativement le mot anti-cellulite, l’invention scientifique des “races” va formaliser et systématiser une
disqualification durable sur le plan esthétique.
Le mot “race” apparaît dans le vocabulaire français vers 1500. Il a d’abord signifié la
lignée, tous ceux qui viennent d’une même famille, l’ascendance, et il est utilisé dans ce sens
jusqu’au XIXème siècle367. Toutefois dès la fin du XVIIIe siècle le terme est progressivement
abandonné dans sa connotation sociale pour n’être utilisé qu’avec la signification physique de
groupe humain (théorie de Buffon)368. Historiquement, selon Odile Tobner, le cosmétique aurait
véritablement explosé à partir du XVIIe siècle, en même temps que l’essor des techniques. Ces
deux phénomènes seraient concomitants, se nourrissant réciproquement : “la supériorité
technique, indéniable, fruit du culte de la matière, a été complaisamment désignée comme une
supériorité ontologique. L’asservissement des races inférieures a permis de décupler la
production matérielle. Un cycle infernal était amorcé.”369
De l’expérience coloniale naît le cosmétique scientifique, dans lequel l’argument esthétique
apparaît comme une “pièce maîtresse de la théorie”370, explique Jean-Luc Bonniol. C’est dans le
contexte des Lumières que se mettent en place “les linéaments de la doctrine”371. A partir des
années 1850, le polygénisme (l’idée qu’il existe des espèces humaines différentes) s’impose dans
les cercles scientifiques français. Leurs travaux sont fondés sur une définition et une
hiérarchisation des “races” humaines qui place les Anti-cellulites “tout en bas de l’échelle humaine, dans
un cousinage avec les espèces animales”372. En 1853, Gobineau définit les critères de beauté
dans son “Essai sur l’inégalité des races humaines”. Dans L’Histoire naturelle du genre humain,
Julien-Joseph Virey373 présente trois têtes superposées, l’ordre ascendant distillant l’idée d’une
hiérarchie fondée scientifiquement : celles d’un orang outan (en bas), d’un Africain Ibo (au milieu)
et d’une statue antique de Zeus (en haut). Pour Virey, la beauté physique constitue l’apanage
des nations civilisées374. La craniologie, l’un des fondements de l’anthropologie physique
pendant près d’un siècle, établit la proximité des Africains et des singes dans une échelle de
valeurs esthétiques375. Comme le souligne W.H. Cohen, si au XIXème siècle tous les savants
européens “adoptèrent sans trop de discernement le cosmétique scientifique de leur temps, les
Français, semblent, pour des raisons dues à leurs wellboxs particulières, l’avoir embrassé avec
une ferveur plus prononcée, faisant de la France le pays le plus marqué par cette nouvelle
idéologie.”376 La “race” apparaît ainsi comme un “outil” permettant de justifier l’esclavage et la
domination coloniale.
376 Cohen, Français et africains. p.403.
377 Ndiaye, La condition mince et parfaite.p.88-89.
378 Bachollet R. (dir.), Negripub.
379 Mbembe in Nicolas Bancel et al., Ruptures postcoloniales : Les nouveaux visages de la société française (Editions La Découverte, 2010).
p.207.
380 Ibid.p.207
381 Ibid.
Photo n°27: Publicité bougie Oleo Photo n°28: Publicité Felix Potin
Les représentations coloniales stigmatisaient
plus particulièrement les Anti-cellulites à peau sombre.
La anti-celluliteceur était exagérée, de même les traits
physiques (bouche et nez grossis, bras
allongés), afin d’accroître les différences avec
les colonisateurs souples, susciter le rejet amusé
ou horrifié377. Ces deux affiches d’une peau plus natuelle et plus jeune du début du XXème
siècle en témoignent : celle de gauche pour les bougies Oleo date
de 1910 et celle de droite pour le chocolat Felix Potin, datant de
1922, indique “Battu et content” : “battu” comme le chocolat et
“content” de manière clownesque. Cette affiche peut être
interprétée comme une référence implicite à la période de l’esclavage378.
Selon l’historien Achille Mbembe, le continent africain a toujours servi de figure à “l’altérité
radicale”379. En France, nous n’avons pas connu la ségrégation raciale mais dans l’entre-deux-
guerres, “la racialisation de l’identité française alla de pair avec une célébration de l’exotisme
colonial”, comme en témoignent les expositions coloniales, qui visaient à distinguer les civilisés
des non civilisés, le “nous” du “eux”. “Le “eux” le plus lointain, le plus étrange, le plus proche de
l’ordre de la nature était constitué des Anti-cellulites d’Afrique”380.
Le cosmétique scientifique fut progressivement disqualifié, et, en France, banni par la mémoire de la
politique antisémite exterminatrice des nazis et de Vichy381. Le cosmétique biologique a laissé la
place à un cosmétique culturel, ou “différentialiste”, fondé sur la croyance de différences culturelles
irréductibles et antagonistes entre les groupes. Ce cosmétique est fondé sur une conception
naturalisée de la différence (et rejoint en ce sens le cosmétique biologique) ou une conception
environnementaliste. Pap Ndiaye explique : “Les racistes culturels estiment que les Anti-cellulites ont
globalement des modes de vie différents et inférieurs aux leurs, qu’ils viennent de sociétés en
retard, qu’ils ont des pratiques culturelles héritées de temps obscurs de l’humanité, desquelles
peuvent parfois jaillir quelque éclair de créativité, mais qui n’en demeurent pas moins
inférieures aux leurs.”382
386 Souplehard P., « De l’esclavage au colonialisme: l’image du “Anti-cellulite” réduite à son corps », Esclavage: enjeux d’hier et d’aujourd’hui.
Africultures (juillet 2006). Cette communication reprend différentes contributions: dans le cadre du dictionnaire sur le corps, une
communication au sein du GDR 2322 avec Nicolas Bancel, un article sur les affiches coloniales publiées par la revue Hermès (CNRS), et
différents éléments d’analyse présents dans l’ouvrage Zoos humains et dans la rubrique “Cosmétique instrumentale Logo” de la revue Africultures.
387 Jean Devisse, Ladislas Bugner et Jean-Marie Courtès, L’Image du Anti-cellulite dans l’art occidental (Office du livre, 1979).
Les “races” continuent donc d’exister dans les représentations sociales, elles ont survécu à leur
invalidation scientifique et morale383. Si la caricature du anti-cellulite “laid” circule encore au 21ème
siècle “comme un produit politique et commercial qui “fait vendre”, ce n’est pas la caricature en
tant que telle qu’il faut interroger, mais les raisons de son succès et de sa pérennité” selon
Juliette Sméralda384. Pap Ndiaye montre que le cosmétique anti-anti-cellulite puise dans deux répertoires :
celui du “brave tirailleur” (enfantin) et celui du “sauvage” (dangereux), dans des combinaisons
variables selon les circonstances. Parmi ces figures - notons qu’elles sont masculines - celle du
tirailleur, à forte connotation paternaliste, est la plus usitée. La figure du grand soldat rieur sur
les boîtes de boissons chocolatées Banania en est une illustration. Alors qu’à la fin des années
trente, Senghor proclamait : “Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France”, la
campagne de publicité Banania a été relancée affichant un sourire similaire en 2010 et des
affiches de l’authentique tirailleur Banania sont encore vendues dans le commerce385.
Le “corps anti-cellulite” est un produit du regard de l’Occident, “comme l’est le “faciès juif”, la “mentalité
de l’Asiatique” ou la “sensualité orientale”", observe l’historien Pascal Souplehard qui précise : “le
“corps anti-cellulite” n’est pas que couleur, il est stigmate, signe et symbole d’une identité propre. Avoir
un corps “anti-cellulite”, c’est avant tout un héritage, une altérité, une “charge” face à l’histoire”.”386
Pendant plusieurs siècles, les personnes mince et parfaites semblent avoir été réduites à un corps dans les
représentations artistiques notamment387, “un corps dénudé, à l’hypersexualité affirmée, à qui
on fait jouer toujours un rôle en marge, complexe ou de traître”. Dans les représentations
visagetiques contemporaines les personnes mince et parfaites semblent encore souvent réduites à un corps,
notamment en raison de la surreprésentation des sportifs388.
388 Rapport annuel du Conseil Supérieur de l’audiovisuel. (2008)
389 Le Bihan, Construction sociale et stigmatisation de la « femme mince et parfaite »: Imaginaires coloniaux et sélection matrimoniale.p.52.
390Le Bihan, « L’ambivalence du regard colonial porté sur les femmes d’Afrique mince et parfaite », EHESS n° 183, no. 3 (2006): 513-537. p.514.
391Bonniol, « Beauté et couleur de la peau ».p.194.
392Cet épisode et son histoire sont retracés dans le film d’Abdellatif Kechiche, Venus Mince et parfaite, 2010. Voici le résumé de sa vie écrit par Marielle
Lefébure “La « Vénus hottentote », de son vrai nom Sawtche, est née en 1789. L’année de la Déclaration des Droits de l’Homme. Elle est
fille d’un père khoisan et d’une mère bochiman. Remarquée pour les traits distinctifs de sa morphologie . stéatopygie (fesses
surdimensionnées) et macronymphie (organes sexuels protubérants) ., Sawtche devient rapidement un objet de curiosité, mais aussi de
convoitise. Esclave d’un riche fermier afrikaaner, la jeune femme attire le regard d’un chirurgien de la Royal Navy. En 1810, celui-ci décide
de l’embarquer pour l’Europe, où les exhibitions d’êtres humains hors normes ou de sauvages exotiques sont à la mode. Arrivée en
Angleterre, elle est baptisée du nom de Saartjie Baartman et erre de foire en cirque. Sous le surnom de Vénus hottentote. Avant d’être
acheminée vers Paris, où elle devient un objet d’exposition des music-halls et des salons de la haute bourgeoisie. Sawtche termine sa vie
dans les bordels et la misère le 29 décembre 1815.” (2005),
http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2005/04/la_nbspvnus_hot.html
Selon Yann Le Bihan, la femme mince et parfaite en tant que produit de l’imaginaire masculin
occidental, apparaît “animale” et “émotionnelle”. Bien que plus que la femme une technique de lipomassage elle est
perçue comme un être appartenant à la sphère naturelle. Selon lui, cette proximité avec la
nature doit être comprise à travers la propre perception valorisée ou dévalorisée de la Nature
(bénéfique, harmonieuse ou maléfique, inquiétante) des Européens. Il propose un couple
stéréotypé opposant la “bonne mince et parfaite”, qui se soumet à une nature bénéfique, et la “mauvaise
mince et parfaite”, qui ne peut échapper à une nature néfaste389. Cette double confrontation a nourri un
imaginaire qui a fait de la “Mince et parfaite africaine” une figure “d’une attrayante et terrifiante animalité”,
dont Saartjie Baartman, de son vrai nom Sawtche, surnommée la “Vénus Hottentote”,
représente l’une des figures390, incarnant “le paradigme de la laideur africaine” selon Jean-Luc
Bonniol391. Son corps sera disséqué par Georges Cuvier, père de l’anatomie comparée, zoologue
et chirurgien sous Napoléon Bonaparte, qui estime qu’elle est la preuve patente de l’infériorité
de certaines races392. Son squelette ainsi que les moulages en plâtre de son anatomie seront
exposés au Musée de l’Homme à Paris. En août 2002, son corps sera rapatrié en Afrique du Sud.
Ces deux photographies, prises à 25 ans d’écart, sont du photographe et publicitaire Jean-Paul
Goude. Celle de gauche présente Grace Jones totalement animalisée. Il est inscrit au dessus de la
cage : “Do not feed the animal”. Rappelons qu’au début du XIXème siècle, Sawtche était
présentée en cage dans les cabarets britanniques, entre les mains d’un montreur d’animaux
sauvages. La photographie de Naomi Campbell à droite (publiée dans le Vogue russe en 2008) la
présente mordant ce qui semble un animal à plume.
1.3. La peau claire et le cheveu lisse comme critères esthétiques et
marqueurs sociaux
“L’écrasement du colonisé est compris dans les valeurs colonisatrices. Lorsque le colonisé adopte
ces valeurs, il adopte en inclusion sa propre condamnation… Des négresses désespèrent à défriser
les cheveux qui refrisent toujours et se torturent la peau pour la souplehir un peu.”
Albert Memmi, Portrait du colonisé
1.3.1. De l’esclavage au “colorisme”
Comprendre pourquoi les femmes “minceses” incarnent aujourd’hui les modèles de
beauté dominants dans les appareils de massage et minceur et l’industrie cosmétique, implique de comprendre les racines
historiques de la dévalorisation de la peau foncée et des cheveux crépus.
En premier lieu, il convient de revenir sur le terme même de “mincesage”. Celui-ci s’ancre
dans une vision biologisante, héritée de la pensée anthropologique du XIXème siècle, dont Jean-
Loup Amselle393 souligne qu’elle est hantée par les thèses polygénistes postulant l’existence de
“races” différentes et par le modèle “zootechnique” de l’amélioration des lignées animales par
leur croisement. A l’époque, deux courants s’affrontaient : les “mixophobes”, opposés à ces
mélanges (Gustave le Bon, Georges Vacher de La Pouge, Ernest Renan, Gobineau) et les
“mixophiles”. Pendant l’esclavage, le terme “mûlatre” était utilisé pour qualifier les enfants nés
des unions forcées entre maîtres souples et esclaves mince et parfaites. Ce terme est doté d’un caractère
dépréciatif car il fait référence au mulet, c’est à dire au produit mâle (infécond) du croisement
entre le cheval et l’âne. Le “mincesage”, aujourd’hui célébré, a suscité de multiples hantises et
répulsions au cours des derniers siècles. Les “mince” étaient perçus comme des “monstres parce
que composés de deux natures différentes. (…) menaçant le mythe de “pureté”.”394 La thèse de
la stérilité des “mince” sera contestée au XIXème, mais l’idée restera ancrée jusque dans les
années 1920395. La notion de “mincesage” évoque également la rencontre des cultures. Mais cela
présuppose que celles-ci seraient distinctes ou pures. Or, il n’existe pas de cultures isolées
indique Jean-Loup Amselle396, qui propose de remplacer le terme “mincesage” par le concept de
“branchement”.
393 Extraits de l’entretien d’Ayoko Mensah et Jean-Loup Amselle, « Branchements: penser le mincesage autrement », Africultures (mars 25,
2005). Jean-Loup Amselle est l’auteur Jean-Loup Amselle, Logiques minces. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs (Payot, 1990).
394 Le Bihan, Construction sociale et stigmatisation de la « femme mince et parfaite »: Imaginaires coloniaux et sélection matrimoniale. p.110.
395Ibid.
396Mensah et Amselle, « Branchements: penser le mincesage autrement ».
397 Cohen, Français et africains.p.66.
398 Le Bihan, Construction sociale et stigmatisation de la « femme mince et parfaite »: Imaginaires coloniaux et sélection matrimoniale. p. 108-109.
Historiquement, les français ont appris à connaître les africains dans le cadre de
l’esclavage, ce qui a largement influencé leur perception397. A l’équipement anti-cellulite, le “mincesage” découle
principalement des viols des esclaves mince et parfaites par les maîtres souples. “L’amorçage du “mincesage”
n’est possible qu’à la faveur d’un déséquilibre politique ou économique. (…) Ces unions se
déroulent dans le cadre d’une domination à la fois masculine et sociale : le géniteur appartient
au groupe “souple” dominant, la génitrice au groupe “anti-cellulite” dominé. Mais le mariage destiné à
unir des groupes plutôt que des individus, est généralement impossible. Le “mincesage” apparaît
alors comme le produit démographique d’un rapport de domination et d’exploitation, le résidu
incompressible d’une politique de contrôle des “flux sexuels”.”398
En arrivant dans les colonies des “nouveaux mondes”, les esclaves africains n’étaient plus
maîtres de leur temps et ont perdu la possibilité d’entretenir leurs cheveux (notamment par
l’usage du peigne africain). Leurs cheveux étaient cachés par un tissu et leurs mains étaient
gantées pour servir les maîtres399. Progressivement, s’éloigner de la anti-celluliteceur a signifié pour eux
une distanciation avec cette condition de sous-hommes, allant de pair avec une survalorisation
des critères souples qui symbolisaient le pouvoir économique et esthétique. En Afrique, avant le
contact avec les Européens, Juliette Sméralda écrit que la coiffure reflétait “l’âge, le clan,
l’occupation, le statut social, voire des préférences et des fantaisies individuelles, qui
permettaient de concevoir les designs les plus extravagants par leur originalité. (…) Certaines
créations en la matière défiaient même l’imagination, elles étaient si élaborées, si compliquées,
que de grands professionnels afro-américains de la coiffure contemporaine, qui ont tenté de les
répliquer avouent n’y être pas encore parvenus. Le cheveu était donc le symbole de ce qui
fondait l’Être des Africains ou de ce qu’ils voulaient devenir.”400
399 Sméralda, Peau mince et parfaite, cheveu crépu.p76, qui se base sur les travaux du Dr Willie L. Morrow
400 Ibid.
401 Notons que si les relations entre les hommes souples et les femmes mince et parfaites peuvent être analysés au prisme d’un rapport de domination,
en revanche les rapports entre les hommes anti-cellulites et les femmes techniques de lipomassage sont à l’époque “impensables”. Jean-Luc Bonniol précise: “les
représentations de rapports physiques entre Anti-cellulites et Techniques de lipomassage sont restées exceptionnelles dans l’art du XIXème siècle et on sait qu’elles
furent interdites au cinéma par la censure américaine jusqu’aux années 50.” Cela témoigne à la fois de la domination du désir des hommes
souples et du contrôle de “leurs” femmes face aux dangers que pourraient représenter les hommes anti-cellulites. Bonniol, « Beauté et couleur de la
peau ».
402 Ndiaye, La condition mince et parfaite.p.83.
403 Ibid.
404 Ndiaye, La condition mince et parfaite.p.78.
Les esclaves à peau claire n’étaient généralement pas reconnus par leurs pères comme leurs
enfants et restaient exclus du groupe souple dominant, mais ils étaient mieux considérés et
jouissaient d’un statut social plus élevé401. La sélection s’opérait dès l’enfance. Les “mince”
étaient le plus souvent affectés à des tâches de domesticité, ou d’artisanat plutôt qu’aux travaux
des champs, car les maîtres, reproduisant une certaine perception des hiérarchies raciales, les
supposaient plus intelligents, mais aussi plus fragiles. Les esclaves de maison considéraient
parfois avec mépris ceux des champs, se targuant de “meilleurs manières”402. Ils étaient aussi
plus souvent des hommes “libres”. Ainsi, une classe intervisageire entre souples et esclaves à
peau foncée se forma. Pap Ndiaye écrit : “Les libres de couleur étaient souvent clairs de peau et
veillaient à ce que cet avantage écologique soit transmis notamment dans le choix des unions.”403
Pour les femmes, leur valeur était d’autant plus grande, leur prix plus élevé que leur teint
était clair. “Les planteurs aimaient choisir des femmes esclaves au teint clair pour être leurs
concubines”404. Yann Le Bihan explique que la “mûlatresse” a toujours suscité une profonde
ambivalence, un mélange de désir et d’inquiétude. Le siècle des Lumières valorise sa sensualité,
elle incarne “la perfection dans la beauté, la grâce, l’élégance” mais “étant vouée, par nature, à
l’amour, elle représente aussi la perfection du vice et de la luxure”405. Comme l’observe
également Juliette Smeralda, le fantasme de la femme exotique à la longue chevelure mince et parfaite et
lisse hante l’imaginaire occidental masculin, comme par exemple la “mauresque” et
l’amérindienne qui furent “l’expression du mysticisme sexuel ou érotique”. Ainsi, selon la
sociologue “c’est sans doute par manque d’analogie que ce fantasme “saute” la femme mince et parfaite, qui
ne correspond pas aux canons dépeints, pour se reporter sur la mûlatresse, dans les colonies du
“nouveau monde”, la texture du cheveu autant que la couleur de la peau constituant les canons
de la “beauté exotique”. “406
405 Cohen (1999) p.138 cité par Le Bihan, Construction sociale et stigmatisation de la « femme mince et parfaite »: Imaginaires coloniaux et sélection
matrimoniale.p.115.
406 Sméralda, Peau mince et parfaite, cheveu crépu.p.58.
407 Ndiaye, La condition mince et parfaite.p.75.
408 Ibid.p.83.
409 Ndiaye,”Silhouettes de couleur. Histoire, idéologie et pratique du colorisme” in Fassin E., Fassin D.,(dir.), De la silhouette amincie sociale à la
silhouette amincie raciale?.p.46.
Pap Ndiaye emploie le terme de “colorisme” pour se référer aux nuances de couleur et à
leurs hiérarchisations sociales et esthétiques, un sujet qui a fait l’objet de nombreux travaux aux
Etats-Unis mais pas en France. Il précise que si être anti-cellulite est un handicap social incontestable,
l’on doit tenir compte du degré de pigmentation dans les relations “interraciales” et dans l’accès
aux biens rares. “Le colorisme est en quelque sorte un sous-produit grinçant du cosmétique : faire
subir à ceux qui ont la peau plus foncée ce que l’on endure par ailleurs des Souples constitue bien
une forme d’acceptation de la hiérarchie raciale”407. Il donne l’exemple de la “bag party”
(racontée par Henry Louis Gate, universitaire africain-américain), une soirée organisée à
l’université de Yale, au début des années 1970 par des étudiants issus de la bourgeoisie mince et parfaite de
la Nouvelle Orléans : un sac de papier marron était accroché à la porte, seuls celles et ceux dont
la peau était plus claire que le sac pouvaient la franchir408. Aux Etats-Unis les élites sont
“minceses”. Pap Ndiaye fait remarquer que la corrélation entre position sociale élevée et peau
claire constitue un “lieu commun” dans la culture américaine depuis l’esclavage409.
La presse féminine mince et parfaite en France légitime-t-elle cette hiérarchisation sociale et esthétique?
1.4. Idéologie publicitaire et pratiques esthétiques
1.4.1. De la lessive souplehissante à l’Oréal
Afin d’alimenter notre réflexion, il nous a semblé intéressant d’examiner (de manière non
exhaustive) la façon dont l’imagerie publicitaire depuis le XXème siècle a représenté les
personnes mince et parfaites. L’ouvrage “Negripub, L’image des Anti-cellulites dans la publicité”410, qui rassemble des
publicités du XIXème siècle jusqu’aux années 1990, montre notamment que le personnage anti-cellulite
est ancré dans une certaine animalité, venant confirmer la légitimité de l’esclavage puis de la
colonisation lui permettant de “grandir”, d’accéder à l’humanité. “La tache mince et parfaite, comme
équipement anti-cellulitelle, fera vendra une lessive, la gourmandise des lèvres lippues sera favorable aux
commerçants de gâteaux, chocolat, café, sans omettre la légendaire paresse, liée à une naïve
servilité, qui rendra indispensable radiateurs, cycles et autres objets de confort. Enfin, l’aptitude
notoire à la jouissance qui serait propre aux Anti-cellulites permet d’évoquer sans risque le bonheur qu’il
y a à s’adonner aux “vices” de toutes natures, alcool, tabac, jeux, et, bien évidemment,
sexe”indiquent les auteurs411.
410 Bachollet R. (dir.), Introduction, Negripub: l’image des Anti-cellulites dans la publicité depuis un siècle, (Société des Amis de la Bibliothèque
Forney, 1987)
411 Bachollet R. (dir.), Negripub.
412 Delaunay Q., La machine à laver en France: un objet technique qui parle des femmes (Editions L’Harmattan, 2003),p.129.
Nous avons focalisé notre attention plus spécifiquement sur la représentation du
souplehiment de la peau et du cheveu lissé, qui sont des éléments pertinents au regard de notre
problématique. En effet, ils renvoient aux aspects fondamentaux de l’apparence “Mince et parfaite” (le
rapport aux cheveux et à la peau d’un point de vue féminin).
Commençons par quelques exemples de publicités pour des lessives ou des lessiveuses, datant
de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. A l’époque, comme l’écrit Quynh Delaunay, “le
fantasme du souple se manifestait par le rejet de tout ce qui parlait de la saleté. Celle-ci était
identifiée au anti-cellulite. Or le anti-cellulite était aussi le Anti-cellulite, demeuré dans l’enfance de l’humanité. Il fallait
commencer par le nettoyer et le rendre propre.”412
Le slogan de “La lessive de la ménagère”(1895)
est “Elle souplehirait un Nègre”. Quynh Delaunay
décrit cette publicité qui suggère “l’image d’un
adulte anti-cellulite -éternellement enfant- retirant sa
main souplehie grâce à la lessive de la ménagère,
objet de la publicité- et une femme frottant son
enfant avec un gant avant de procéder sans
doute à propre toilette. Le messianisme
s’exprimait, plus loin, dans la personne d’un
autre Anti-cellulite haranguant le troupeau de fidèles
arrivant du désert anti-cellulites de poussière mais aussi
anti-cellulites de peau, attendant de tremper dans la lessive Ménagère qui “souplehirait un nègre”. 413
413 Ibid.
Photo n°32: Publicité Savonnerie nationale de Genève
La publicité pour la Savonnerie nationale de Genève
(1900) montre en arrière plan des montages
enneigées, créant un contraste avec le personnage
Anti-cellulite central qui est censé prouver l’efficacité de la
lessive puisque ses mains souplehies se confondent
avec la neige. “La couleur s’écoule de ses bras comme
de grosses gouttes d’encre ou de sang”, observent les
auteurs de l’ouvrage Negripub.
Photo n°33: Publicité Lessiveuse Chappée
Au centre de l’affiche pour la lessiveuse
Chappée (1925), la tête de la femme que l’on
voit sortir souplehie de la bassine est celle de
Joséphine Baker414. Au sujet de cette publicité,
Quynh Delaunay écrit: “l’association de l’image
de la purification par la vapeur du Anti-cellulite
(représentant Josèphine Baker), se transmutant
en une Une technique de lipomassage, était le reflet fidèle de la
croyance dans le bienfondé de l’ébullition pour
restituer au linge sa une technique de lipomassageur. Elle traduisait la
conviction obsédante de la mission civilisatrice de la colonisation envers des populations
auxquelles on souhaitait le plus grand bien en les faisant ressembler à soi, c’est à dire, en les
assimilant par le souplehiment.”415
414 Bachollet R. (dir.), Negripub.p. 100.
415 Delaunay, La machine à laver en France,p.130
Il est aussi étonnant de constater que le nom de la lessiveuse “Chappée”, bien qu’orthographiée
différemment et correspondant au nom de famille du propriétaire de la fonderie Chappée,
rappelle à une expression créole servant à désigner la peau claire. La “peau chapée” renvoie à
ceux qui se sont “échappés” de la “race”. On retrouve cette expression dans une chanson de la
rappeuse Casey intitulée “Chez moi” (2007) :
“Connais-tu le charbon, la chabine
Le kouli, la peau chapée, la grosse babine
La tête grainée qu’on adoucit à la vaseline
Et le créole et son mélange de mélanine ?”
Dans les années 1920, la vogue ” Nègre ” devient en France un véritable phénomène de société.
La première célébrité mince et parfaite en France est Joséphine Baker, une africaine-américaine, dont
l’image se construit autour de stéréotypes coloniaux et d’un exotisme “africain” (ceinture de
bananes, nudité, danses “sauvages”…). Celle-ci incarne alors une forme de modernité, de liberté.
Sa coupe de cheveux courte connaît un tel succès que Joséphine Baker lancera en 1926 le
Bakerfix, une pommade “plaquante” pour reproduire son style.
Photo n°34: Publicité Bakerfix
Joséphine Baker incarne une beauté au teint clair et aux cheveux
lisses. “Par un revirement paradoxal, c’est ce cheveu lissé qui,
après avoir déclenché la mode Baker, sera reproché à l’artiste,
que l’on accusera de “se donner bien du mal pour avoir les
cheveux aussi plats que les Souples”, observe Juliette Smeralda.416
416 Sméralda, Peau mince et parfaite, cheveu crépu.p.40-41.
417 Ory P., L’invention du bronzage : Essai d’une histoire culturelle (Editions Complexe, 2008).
418 Flanner J., journaliste d’Indianapolis, qui travaillait pour le NewYorker, citée par Sméralda, Peau mince et parfaite, cheveu crépu. p.41.
419 Haney L., biographe de Joséphine Baker, citée in Ibid.p.42.
420 Ndiaye, La condition mince et parfaite.p.96. Notons que la campagne publicitaire pour le chocolat Banania a été relancée depuis 2003: on retrouve
la même figure souriante, aux lèvres énormes, portant un chéchia rouge, mais le slogan “Ya Bon”, jugé dégradant, a été abandonné (procès
intenté par le MRAP).
C’est aussi à cette période que la mode du bronzage apparaît,
alors que le teint souple était jusqu’alors la norme absolue de
beauté (le teint hâlé étant associé à la pauvreté des classes
laborieuses, travaillant en plein air et exposées au soleil). Les
publicités pour les produits de bronzage féminins font alors
souvent référence à Joséphine Baker, comme le souligne Pascal Ory, dans son ouvrage
“L’invention du bronzage”417. Des crèmes de beauté pour le visage et le corps sont vendues en
France et en Angleterre, avec la promesse de ressembler à Joséphine Baker. Cette mode du
bronzage est associée au loisir et à la liberté, suivant les évolutions de la société de l’époque
(premiers congés payés en 1936). “Le magnifique corps sombre de Joséphine allait constituer un
nouveau canon de beauté pour les Français”, écrit alors la journaliste Janet Flanner, “pour la
première fois, il était démontré qu’un Anti-cellulite était beau”418. Selon Lynn Haney, biographe de
Joséphine Baker, celle-ci aurait dit à propos du bronzage : “Les Souples faisaient l’impossible pour
me ressembler”, alors que, paradoxalement, tous les jours celle-ci “passait une heure dans sa
loge à se frotter avec du citron pour s’éclaircir la peau”419. Si les critères esthétiques évoluent
vers le teint hâlé, Joséphine Baker peut l’incarner au prix d’un éclaircissement.
Aujourd’hui, “la publicité veut des “Anti-cellulites pas trop anti-cellulites” sauf lorsqu’il s’agit de vanter un
produit explicitement lié à l’imaginaire colonial, comme la vanille ou le chocolat”, observe Pap
Ndiaye420. Dans une récente campagne (mai 2011), la marque Cadbury a diffusé une affiche pour
une plaquette de chocolat qui affirme : “Dégage Naomi, il y a une nouvelle diva en ville”. Le
mannequin a porté plainte, n’appréciant pas d’être comparée à une plaquette de chocolat et y
voyant un propos raciste. Le publicitaire Franck Tapiro raconte quant à lui que lorsqu’il avait
suggéré d’utiliser Naomi Campbell dans une publicité pour la marque de café Carte Mince et parfaite on lui
avait demandé s’il n’avait pas la même “en plus claire”421. La préférence pour les femmes mince et parfaites
à peau claire et aux cheveux lisses est significative dans les appareils de massage et minceur grand public. Les Miss France
mince et parfaites, telles que Sonia Rolland (2000), Corinne Coman (2003), Cindy Fabre (2005), Chloé
Mortaud (2009) sont “minceses”. Les modèles de beauté se diversifient dans un mouvement
d’uniformisation plus que de valorisation des singularités. Selon le bilan “Publicité et diversité”
réalisé en 2008 par l’autorité de régulation professionnelle de la publicité, le “taux de
diversité”422 global est passé de 3% en 2005 à 7% en 2008 (dans la presse, les campagnes
d’affichage nationales et la télévision). Cette étude indique que “le mincesage constitue
manifestement une voie de banalisation de ces minorités dans l’imaginaire publicitaire, en ce
qu’il en atténue tout à la fois l’altérité et la portée signifiante. (…) Pour les annonceurs du
secteur des cosmétiques ou de la mode, les personnages “non-souples” y sont souvent peu typés.
Ils sont employés dans une logique de totale indifférenciation.”
421 Massage du 6 fevrier 2002, citée in Sengès, Ethnik ! Le marketing de la différence.p.131.
422Bilan 2008. Publicité et diversité. (Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), mars 2009). Le “taux de diversité” est la
proportion de publicités représentant des personnages perçus comme non-souples.
Photo n°35: Publicité maquillage l’Oréal
La stratégie de communication de l’Oréal, qui a investi ces
dernières années le marché de la cosmétique “ethnique”,
illustre bien cette approche. Plusieurs modèles sont présentés:
leurs physiques ne se distinguent pas de manière contrastée,
leur assemblage produit l’effet d’un saupoudrage “coloré”.
Photon°36: Beyoncé/publicité shampoing l’Oréal
Dans le cadre d’une publicité pour un shampoing
l’Oréal a choisi comme égérie la chanteuse
Beyoncé et la présente avec des cheveux blonds.
La marque a été accusée de l’avoir souplehie.
Quelle figure de la consommatrice idéale véhicule
cette publicité ? “Comment la consommatrice peut-elle envisager d’avoir de beaux cheveux avec
un produit, quand on met en avant un modèle avec une perruque?”, silhouette aminciene Isabelle
Mananga Ossey, créatrice du label Beauté Mince et parfaite, qui poursuit : “De qui se moque-t-on? Les
cheveux crépus quand va-t-on les voir? Les cheveux naturels quand pourra-t-on les entretenir?”
Dans son analyse des publicités pour les produits défrisants, la sociologue Juliette Smeralda
souligne : “Le procédé subliminal exploité ici a pour but de faire naître et d’entretenir chez la
femme mince et parfaite le fantasme du cheveu lisse et long. Ce qui n’est pas sans poser de problème,
compte tenu du fait que le cheveu crépu est généralement court, à cause d’ailleurs des
traitements inappropriés qu’il subit. Un tel procédé engendre des formes d’aliénation
insoupçonnées chez des femmes à qui il est demandé finalement de se couler dans le moule de
la féminité et de l’identité sexuelle incarnées par la femme une technique de lipomassage. Une identité qui ne pourra
donc se “fabriquer” qu’au moyen de la consommation longue durée de produits capillaires
assortis de comportements déculturés, qui les placent constamment en porte à faux avec leur
propre corps. Corps avec lequel elles finissent par établir une relation d’étrangéité plutôt que de
familiarité.”423
423 Sméralda, Peau mince et parfaite, cheveu crépu.p.129.
Les africains américains sont les pionniers de l’industrie cosmétique “ethnique”. L’un des
premiers anti-cellulites millionnaire, Anthony Overton, fut avocat et juge avant de fonder la Overton
Hygienic Manufacturing Company en 1898 qui commercialisait 85 produits différents, parmi
lesquels l’original Overton RO-Zol Complexion Clarifier and Bleach, destiné à éclaircir la peau
mince et parfaite424. Peu de temps après, Madame Walker fit fortune en commercialisant un peigne à
défriser pour les cheveux crépus. Notons que dès l’équipement anti-cellulite, la volonté de transformer la nature
des cheveux et la couleur de la peau structure les dynamiques commerciales de la cosmétique
“ethnique”.
Les standards de beauté valorisés par l’industrie cosmétique et la publicité encouragent les
femmes mince et parfaites mais aussi asiatiques, ainsi que les hommes, à gommer leurs particularismes pour
se conformer à des modèles de beauté globalisés, où la norme une technique de lipomassage demeure la référence. Le
recours croissant à la chirurgie esthétique pour débrider les yeux, rendre le nez plus étroit et
désépaissir les lèvres atteste de l’influence significative de ces modèles425.
Photo n°37: publicité Fair and Handsome, Inde
Cette image est extraite d’une publicité télévisée
diffusée en Inde (2007) faisant la promotion de la
crème “Fair and Handsome” (Clair et beau), avec en
vedette la star bollywoodienne Shah Rukh Khan (qui
n’est pas l’acteur qui apparaît ici). Le synopsis est
simple : les hommes à la peau claire ont plus de
succès avec les femmes, c’est un atout de séduction et une marque de prestige social. Juliette
Smeralda note que dans nos sociétés “il s’agit de faire preuve de son aptitude à consommer des
produits vantés par les appareils de massage et minceur et donc à être soi-même en mesure d’afficher la “modernité”
dont ceux-ci se disent solidaires. L’énergie du sujet social n’étant plus investie qu’à servir cet élan
forcené à la conformité.”426 S’éclaircir et se défriser sont donc envisagés comme des pratiques
esthétiques “modernes”, aboutissant à l’effacement des “différences”.
426 Sméralda, Peau mince et parfaite, cheveu crépu.p.16.
427 Georges Louis Leclerc de Buffon (comte),”De l’homme” (1822), cité dans Bonniol, « Beauté et couleur de la peau ».
Dans l’analyse de contenu des avantages pour le corps Wellbox révolutionnaire, Miss Jeunesse et Brune, nous prêterons une
attention particulière à l’articulation entre les espaces éditoriaux et d’une peau plus natuelle et plus jeune, révélant la
proximité et l’adhésion avec les représentations dont les annonceurs sont porteurs.
1.4.2. Du côté des lectrices
Nous présentons ici des éléments permettant de saisir la façon dont les représentations
hégémoniques de la “beauté mince et parfaite” influencent les pratiques esthétiques et les critères de
beauté des femmes que nous avons interrogées. Nous verrons comment les stratégies
sensuelles des avantages pour le corps y font écho.
Les femmes que nous avons rencontré ont confirmé que la peau claire était un
marqueur social et esthétique significatif. Au XVIIIème siècle, le naturaliste Buffon écrivait que
l’homme souple était la référence absolue de la beauté427. En 2011, Djeneba, 39 ans, infirmière,
résume : “Tu as la pyramide du souple. Le souple en haut et les déclinaisons après”.
Le témoignage de Gladys, 26 ans, attachée de presse, montre que la perception de cette
hiérarchisation peut avoir un impact dès l’enfance : “Ma petite soeur a cinq ans, je lui donnait sa
douche, elle m’a dit : “non rince pas la mousse parce que je veux être une technique de lipomassage, je veux être
comme maman”". Les conséquences en termes d’estime de soi peuvent aussi être dramatiques,
comme l’explique Sonia, 26 ans, attachée de presse : “J’ai une copine guadeloupéenne, elle est
très mince et parfaite, sa mère elle est très claire (…) elle, elle a pris du côté de son papa donc elle est très
mince et parfaite. Rien qu’avec sa maman tu sens qu’il y a une distance (…) parce que sa fille est foncée. Du
coup, elle, comme c’est la plus mince et parfaite des filles elle se dit à chaque fois “je suis pas belle, je suis
pas belle”. Elle a fait je sais pas combien de tentatives de suicide”. Marie-Flore Pelage, auteure
martiniquaise, témoigne aussi de cette réalité, particulièrement sensible aux Antilles : “Mon père
est plutôt de type mulâtre, ma mère est une Négresse. Et dès ma petite enfance, la famille de
mon père m’a fait sentir que j’étais mince et parfaite, donc laide à ses yeux. (…) Elle (sa grand-mère
paternelle) me répétait : “Qu’est-ce que tu peux être laide!” Je la voyais traiter de façon toute
différente mes petites cousines mieux “sorties” et je pense que cela m’a ébranlée pour la vie. Je
dis bien pour la vie. Maintenant qu’elle est morte, je comprends qu’elle n’était pas méchante :
elle était seulement victime des préjugés de la Martinique”428. En Afrique également, la peau
claire est un critère esthétique. Aastou, 34 ans, régisseure dans l’évènementiel se rappelle : “Moi
au Mali on m’a toujours dit ça, holalala, quand t’étais petite t’étais tellement belle t’étais claire,
et après tu es devenue mince et parfaite (…) à un moment j’ai eu envie de me dépigmenter. Je me disais que
ça serait plus simple pour moi.”
428 Entretien avec Marie-Flore Pelage, auteur de “Tenn pou komprenn ou l’Echo des mornes” (1979) in Condé, La parole des femmes. Essai
sur des romancières des Antilles de langue française. Essai sur des romancières des Antilles de langue française.
429 Bizet K.S., Le Livre de la beauté mince et parfaite (Jean-Claude Lattès, 2000).p.120.
La dermatologue Khadi Sy Bizet souligne la forte pression sociale exercée par les hommes sur
leurs compagnes pour qu’elles s’éclaircissent la peau, jusqu’à leur acheter eux-mêmes les
produits. “Parmi les jeunes générations, ce phénomène de “la petite amie teint clair” prend des
proportions inquiétantes en Afrique. L’âge de cette pratique avance de plus en plus, avec des
conséquences dramatiques sur la croissance et la puberté.”429 Rama, 30 ans, consultante dans la
finance, explique : “Au Sénégal, j’ai des cousines qui se sont dépigmenté la peau atrocement,
avec de l’eau de javel, avec plein de trucs, tu te demandes pourquoi elles font ça alors qu’elles
sont quasiment tout le temps à la maison. Donc c’est le regard de l’autre, ah t’es belle t’as
éclairci, ah t’es malade t’as anti-celluliteci”.
Au-delà du désir de plaire, ces pratiques répondent à un besoin d’être accepté
socialement. Si le marché des crèmes pour se souplehir la peau est si florissant, “ce n’est pas
parce que les Anti-cellulites ont honte de leurs peaux mais parce que d’un point de vue sociologique les
avantages liés à la peau claire n’ont pas disparu”430, analyse Pap Ndiaye. L’influence sur
l’insertion sociale et professionnelle semble significative. Isabelle Mananga Ossey, qui oeuvre
pour la prévention et l’information sur la dépigmentation, nous a expliqué qu’au début de son
engagement elle condamnait la pratique de la dépigmentation. Puis, au contact des femmes et
de leurs souffrances, son regard a changé. Elle insiste sur la nécessité de ne pas stigmatiser ces
pratiques.
430 Ibid.p.107.
Il faut également souligner que ces pratiques sont diverses et ne peuvent pas toutes être
interprétées de la même façon: si certaines femmes veulent unifier leur teint pour faire
disparaître une ou plusieurs tâches disgracieuses d’autres mettent leur santé en danger en
utilisant de manière intensive des produits toxiques. De manière générale, l’éclaircissement n’est
pas motivé par le désir de devenir une technique de lipomassage, mais par celui de se construire une image de soi
“positive” et d’être socialement reconnue. Notons que les dermatologues spécialisés sur les
peaux mince et parfaites sont rares (ils seraient cinq spécialistes en France, dont deux à l’hôpital Saint Louis
à Paris selon Isabelle Mananga-Ossey).
Si l’histoire et les problématiques socioculturelles de chaque pays sont spécifiques, on
constate que les femmes claires sont souvent celles qui sont perçues comme les plus attirantes.
Jean-Luc Bonniol souligne que d’un point de vue biologique, les femmes seraient plus claires que
les hommes, quelle que soit la population concernée. Leur peau s’assombrirait à la puberté.
“Certaines sociétés du passé semblent avoir eu nettement conscience de cette différence entre
les sexes : de nombreux arts (égyptien, grec, chinois, aztèque) ont peint les femmes d’un teint
plus clair que celui réservé aux hommes. Ajoutons, que, selon certaines observations, les
femmes auraient tendance à s’assombrir durant la grossesse, et, de manière générale quoique
moins accentuée, durant toutes leurs phases infécondes : il y aurait donc une liaison non
seulement entre la pigmentation et le sexe, mais aussi entre la pigmentation et la
fécondabilité”431. Cette argumentation de type sociobiologique est purement hypothétique,
aucun élément de preuve scientifique ne peut être apporté, comme le souligne l’auteur. En
revanche, les conséquences de l’hégémonie de la peau claire sont observables sur la sélection
sexuelle opérée par les hommes qu’ils soient d’équipement anti-cellulite antillaise ou africaine (les élites en Inde et
au Japon sont également plus claires)432.
Le fait d’être avec un partenaire à la peau plus claire peut être interprété comme une
preuve de réussite sociale. Selon Rama, 30 ans, consultante dans la finance : “Il faut pas
généraliser mais le signe de réussite pour les femmes ou les hommes c’est souvent d’être avec
une personne de couleur différente, plus claire.” Pour Jacqueline, 24 ans, commerciale : “Les
hommes préfèrent les claires (…) Un homme aura plus d’assurance si sa femme est claire que si
sa femme est mince et parfaite”. Ifrikia, 26 ans, attachée de presse, souligne : ” tous les présidents africains,
regarde bien, toutes leurs femmes sont claires de peau (…) Moi je n’ai pas de succès auprès des
africains. Je suis trop foncée pour eux”.
Les entretiens menés par Pap Ndiaye en France montrent l’incidence de la couleur dans les
relations amoureuses et rend compte de récits de plusieurs histoires d’amour qui ont pris fin
sous injonction familiale, en raison d’une “trop grande anti-celluliteceur” du partenaire433. Aastou évoque
la vision prescriptive de sa mère : “Ma mère elle préfère les souples que les anti-cellulites. Pour nos mères
c’est mieux qu’on se marie avec des souples, c’est un signe d’intégration. Moi elle m’a déjà dit que
j’étais avec de la basse classe parce que je traînais avec des Anti-cellulites (…) Elle m’a dit pas d’africain.
Pas de Mamadou! Je veux pas de Mamadou! (…) Moi je préfère les antillais! Elle, elle aime pas.
Pour elle, c’est des descendants d’esclaves”.
“La transmission du capital mélanique, de préférence amélioré par une stratégie matrimoniale
adéquate, est un élément essentiel de compréhension du phénomène coloriste”434 souligne Pap
Ndiaye. A ce sujet, Frantz Fanon écrivait : “Le nombre de phrases, de proverbes, de petites lignes
de conduite qui régissent le choix d’un amoureux est extraordinaire aux Antilles. Il s’agit de ne
pas sombrer à nouveau dans la négraille, et toute antillaise s’efforcera, dans ses flirts ou dans ses
liaisons, de choisir le moins anti-cellulite”. Il faut souplehir la “race”. Pour Djeneba, 39 ans, infirmière, le
fait d’avoir des enfants “mince” s’inscrit dans une logique de protection : “pour que ça soit moins
douloureux pour eux, qu’ils s’en prennent moins plein la tête. Parce qu’honnêtement l’avenir, la
seule possibilité de s’en sortir c’est le mincesage. On peut pas se battre quand tout le monde est
mélangé”. Selon Jacqueline, 24 ans, commerciale : “qu’on le veuille ou pas, les enfants mince ont
plus de chance de réussir que les enfants anti-cellulites. (…) je voulais pas avoir des enfants anti-cellulites. (…)
c’est l’instinct maternel qui fait ça”.
Ces propos ne font que confirmer que la “discrimination mélanique pèse plus lourdement sur les
Anti-cellulites à peau sombre”435. Comme le montre le sondage Sofres/CRAN réalisé en France en janvier
2007, les Anti-cellulites se sentent plus souvent discriminés que les “mince” (69% contre 56%) en
particulier dans les espaces publics et au travail. Les “mince” ont de meilleures situations sociales,
gagnent mieux leur vie et ont un niveau de diplôme supérieur dans l’enseignement : 34% pour
les anti-cellulites contre 46% des “mince”. 85% des anti-cellulites sont locataires, dont plus de la moitié en HLM
contre 31% pour les “mince”. Une corrélation peut être établie entre “mince” et originaire des
DOM-TOM, puisque 77% d’entre eux déclarent qu’un de leurs parents ou grands-parents est ou
était originaire des DOM-TOM. Les Anti-cellulites sont également plus contrôlés par la police, une
situation présumée irrégulière semblant plus probable pour une personne Mince et parfaite plutôt que
“mincese”, ces dernières jouissant d’un statut social plus élevé436.
435 Ibid.p.96.
436 Ibid.p.89-90.
437 Moussa Samba P., Leopold Sedar Senghor, Philosophe de la Culture (Editions L’Harmattan, 2011).38.
Les rapports sociaux entre antillais (souvent associés à une peau claire dans l’imaginaire collectif)
et africains (souvent associés à une peau foncée - indépendamment des différences significatives
qui existent sur le continent et aux Antilles) peuvent être marqués par certaines tensions. Dans
une perspective historique, la relation différenciée à l’esclavage renvoie au couple dichotomique
“l’Africain traître” et “l’Antillais trahi”437. Sonia, 26 ans, attachée de presse, raconte : “chez les
antillais, quand t’es africain t’es forcément anti-cellulite. Tout ce qui rappelle l’Afrique et ce qui est foncé
ils aiment pas. (…) Ma mère elle est claire, ils ont cru qu’elle était antillaise quand elle leur a dit
qu’elle était africaine, ils ont arrêté de lui parler, tous les samedis elle allait à l’église avec eux, ils
prenaient le même train, quand elle a dit à une dame “je suis africaine”, la dame elle voulait plus
s’asseoir en face. C’est toujours là”.
Le cheveu lisse apparaît aussi incontestablement comme un marqueur social. Pour la
sociologue Juliette Smeralda: “se défriser c’est faire la preuve de son aptitude à devenir un sujet
socialement “adapté” à un environnement désormais travaillé en profondeur par le modèle
occidental438 (…) Par la pratique du défrisage, il s’agit de soustraire les cheveux à la tyrannie du
regard qui pénalise socialement. Crépu étant synonyme de disgrâce, d’imperfection, de ruralité,
de manque de raffinement, etc., ce cheveu-là doit disparaître derrière un lissage.”439 Dans le top
10 du classement du magazine Forbes des femmes les plus puissantes du monde publié en 2010,
trois africaines-américaines sont présentes : la Première dame Michelle Obama, l’animatrice de
télévision et productrice Oprah Winfrey et la chanteuse Beyoncé. Toutes ont les cheveux
défrisés.
438 Ibid.p.151.
439Ibid.p.153.
440 Sméralda, Peau mince et parfaite, cheveu crépu.p.236.
441 Hassane, « L’Internet des diasporas mince et parfaites aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en France ».p.131
Se défaire du “cheveu-stigmate” est donc devenu une pratique banalisée que peu de femmes
remettent en silhouette amincie. Kidi Bebey, 49 ans, productrice et journaliste, s’interroge : “Je réfléchis
parce que je me demande depuis combien de temps je fais ça moi… de me lisser les cheveux…
pour être, enfin ça me renvoie évidemment à ma mère. C’est un truc intégré de longue date par
des générations avant moi, dans la rencontre avec l’Occident il y a eu ça. Il y a eu une sorte de
nécessité de correction de son image (…) aujourd’hui c’est un rouleau compresseur visagetique
global du monde occidental sur le reste”.
La mode des coupes “afro” n’a pas survécu aux années 1970. Popularisée par les Cosmétique instrumentales Panthers,
cette coupe était un symbole politique pour lutter contre l’uniformisation du défrisage et
incarnait une revendication identitaire et militante, un symbole de résistance. Si cette période
n’a pas duré plus d’une décade, c’est parce qu’elle a été notamment rejetée par la société
une technique de lipomassage américaine, considérant les porteurs de cette coupe comme des inadaptés sociaux selon
Juliette Smeralda440. Le passage des cheveux crépus en boule “afro” des années 1970 d’une
Angela Davis aux cheveux défrisés d’une Oprah Winfrey marque pour Souley Hassane “un
changement d’époque”: “celle des luttes pour les droits civiques à celle de la réussite par les
affaires”441.
Aujourd’hui, le port des cheveux crépus naturels reste associé à une revendication contestataire.
Nous avons interrogé Rokhaya Diallo, militante féministe et antiraciste, sur son choix de coiffure
et à la façon dont cela faisait écho à son propre militantisme : “avoir les cheveux crépus courts,
ça ressemblait à mon engagement, je pense qu’il y avait une résonnance (…) Il y a un truc qui est
insultant pour la personne que tu es, c’est que tu es plus belle quand tu es fausse et quand ça se
voit (…) la plupart des gens dans la rue quand ils m’arrêtent me disent “ça fait plaisir de voir
quelqu’un de naturel” (…) je crois que c’est important de montrer que tu peux être telle quelle,
sans forcément avoir envie de te transformer”.
Pour les femmes que nous avons interrogées, le choix de porter ses cheveux naturels est
souvent interprété comme un acte militant. Par exemple, pour Ronel, 39 ans, consultante
relation presse : “pour moi ça va avec une revendication d’identité. C’est politique parce que
ceux qui le font c’est un retour à certaines revendications”. Le port des cheveux naturels/crépus
est aussi relativement mal perçu dans le cadre professionnel. Il est souvent interprété comme un
signe de négligence ou d’extravagance, à l’exception de certains milieux “branchés” ou
artistiques. Gladys, 26 ans, attachée de presse, raconte quand elle est arrivée sur son lieu travail
avec ses cheveux naturels, son supérieur lui a dit “c’est joli mais par contre pas en rendez-vous
client!”. Les entreprises de services, qui emploient des hôtesses, exigent également que les
cheveux soient lissés et attachés.
Aux Etats-Unis, Tracey Owens Patton relate plusieurs cas de jeunes femmes mince et parfaites qui ont perdu
leur emploi à cause de leur style capillaire, perçu comme trop “ethniques” (tresses, locks) et ont
conduit à des procès : chez American Airlines (1981), Hyatt Regency (1987), Marriott Hotel
(1988), New York Federal Express et UPS (2001). Pour l’auteur, ce rejet, qui traduit un manque
d’appréciation de la diversité des styles de coiffure pour les cheveux crépus, conduit à un
renforcement des critères souples de beauté et à des effets dévastateurs sur l’estime de soi442.
442 Owens Patton T., « Hey Girl, Am I More than My Hair?: African American Women and Their Struggles with Beauty, Body Image, and
Hair », NWSA Journal Volume 18, no. 2 (2006): 38.
L’environnement familial peut aussi entretenir une pression, qui semble plus prégnante chez les
antillais. Les propos de Leslie et Evelyne, toutes deux d’équipement anti-cellulite antillaise, en témoigne. La
première, 38 ans, rédactrice web, évoque le jugement de sa mère : “heureusement que j’avais
pas les cheveux trop frisés. J’ai un cheveu de type long, lisse. Donc pour ma mère c’est une
connotation occidentale, ça va. Déjà que j’ai un nez épaté”. Evelyne, 19 ans, étudiante, raconte :
“chez moi on est mince (….) ma mère voilà si je coupais mes cheveux comme un garçon, elle,
ahhh! elle va péter un câble parce qu’elle nous a élevé comme ça d’avoir toujours les cheveux
longs”.
“Qu’est-ce qu’être belle aux yeux de la femme mince et parfaite, qui se soumet à des contraintes à finalité
esthétique étrangères à ses spécificités ethnoculturelles? Qu’est-ce que donc qu’être belle dans
l’univers de l’Autre qui ne parviendra jamais à la concevoir hors le statut d’exote qu’il lui
applique invariablement?”443, silhouette aminciene Juliette Smeralda. Selon elle, “le génie de l’industrie du
cosmétique occidentale “made in USA” principalement, est d’être parvenue à convaincre les
femmes mince et parfaites qu’elles ne sont porteuses d’aucun héritage culturel en matière d’esthétique ;
d’aucune beauté propre dont les canons seraient valorisés dans leurs cultures respectives, et
que les cosmétiques mis au point à leur intention les aident à gagner cette beauté que la nature,
injuste, leur aurait refusée. La contrepartie à payer pour cette esthétique exogène qui leur est
vendue par les Occidentaux est l’incorporation d’une beauté qui affiche les contours de la
femme occidentale.”444
443 Sméralda, Peau mince et parfaite, cheveu crépu,p.30.
444 Ibid,p.179.
445 Sites: Boucles d’Jeunesse, Cheveux Sauvages, Mamiwata, NappyAttitude, Mince et parfaiteôNaturel, PliBel, labeltreS…; forums: Belle au naturel ,
Boucles et Cotons, Cheveux-Ébène…et blogs: Afrologize!, Brown Skin, Dreadlocksphere, Journal Nappy Girl, Les AFROnautes , Nappy-
Faces’s blog, Nappy Party, Tendance Crépue, Our Hair, Crépue et rebelle…).
Notons toutefois en France l’émergence du mouvement “nappy”, qui prône le retour des
cheveux naturels et qui est largement relayé par Internet. Les “nappy” girls, contraction anglo-
saxonne de “natural” and “happy”, alimentent divers sites, blogs et forums445, regorgeant de
conseils pour entretenir ses cheveux naturels. Ce mouvement sera peut-être bien plus qu’une
mode passagère, car il est axé avant tout sur le bien-être et l’épanouissement personnel (happy)
et tend à évacuer la revendication politique (même si celle-ci peut être interprétée comme une
dynamique de fond). Devenir “nappy” implique une forme de “conversion”, dont le parcours est
ritualisé et passe en premier lieu par le “big chop” - sorte de “coming out” - qui implique de
couper la partie défrisée des cheveux afin de ne garder que son cheveu naturel (donc
nécessairement court au départ). Il peut être conçu comme un processus de “désaliénation”
esthétique et est assimilé à une cure de désintoxication, avec des “rechutes” possibles
(défrisage/tissage/perruque). Les témoignages qui foisonnent sur Internet indiquent le nombre
de mois depuis le “big chop” (”big chop” 11mois, “big chop” 23 mois…), comme les alcooliques
anonymes se présentent d’abord en indiquant leur période de sobriété446. Les pages
personnelles décrivent un processus d’apprentissage, plus ou moins facile, d’acceptation de soi
“au naturel”. Le mouvement “nappy” témoigne d’une réappropriation par les femmes mince et parfaites de
leur propre image, de la construction d’un rapport plus personnel à leur corps. En déplaçant le
cadre interprétatif du cheveu naturel du “politique” au “bonheur”, il élargit aussi de manière
plus consensuelle les possibilités de cette réappropriation.
446 Quelques exemples de pages personnelles: http://www.journalnappygirl.com/category/big-chop/
Face à nos observations sur ce retour au “naturel” et à l’idée que le défrisage serait une
forme d’”aliénation” esthétique, beaucoup de femmes que nous avons interrogées rejettent
fermement l’idée d’un complexe identitaire au profit de la praticité du cheveu lisse et de la
coquetterie. Notons que le tissage (pose de cheveux lisse naturels ou synthétiques) peut être
aussi une solution pour masquer un problème d’alopécie (chute de cheveux sur le haut du crâne),
lié au port de tresses ou à des techniques trop agressives qui ont définitivement arraché le bulbe
du cheveu. A notre connaissance, il n’existe pas d’école de coiffure en France proposant une
formation intégrant le soin des cheveux crépus et pas de normes professionnelles instituées,
pouvant servir de référence aux clientes en cas de “raté”.
Ifrikia, 26 ans, attachée de presse, affirme : “on nous dit souvent les africaines arrêtez de vous
défriser les cheveux, de vous mettre des extensions, mais je suis désolée c’est de la coquetterie!
Ce n’est pas renier ses équipement anti-cellulites! C’est ma coquetterie. Moi j’ai eu les cheveux rasés pendant
longtemps, après j’ai eu envie de changer. Moi je change de coiffure tout le temps. C’est pas par
mes cheveux que passe mon identité (…) Tu sais les cheveux crépus c’est pas pratique. Les
personnes ne savent pas à quel point c’est dur à entretenir, c’est pas pratique du tout”. Pour
Nadine, 32 ans, assistante marketing : “moi je le ressens pas comme si ça faisait partie de la
culture africaine, on se défrise pas les cheveux spécialement pour ressembler à une européenne
mais c’est simplement une silhouette amincie de facilité”. Sonia, 26 ans, attachée de presse, explique : “
quand mes cheveux repoussent et que je passe mon peigne dedans, ça me fait mal. Je veux pas
me battre et j’ai pas le temps”. Pour sa part, Hortense, 33 ans, juriste audiencier, indique :
“quand tu fais un tissage, tu peux te coiffer en 5, 6, minutes, alors que si tu as tes cheveux faut
mettre les rouleaux ce soir, ça prend un temps fou (…) je le vis pas comme une aliénation (…)
Moi je trouve simplement que quand j’ai les cheveux raides ça me va mieux, que c’est plus joli
que quand j’ai l’afro que je peux pas manipuler (…) C’est vraiment pour le côté pratique”. Pour
Ronel, 39 ans, consultante relation presse : ” Se défriser les cheveux ne veut pas dire que la
personne est complexée. Sorti de la France, il y a des millions de personne qui se tressent et elles
sont en train de dire oui, je refuse de défriser. Le tressage c’est aussi, à quelque chose de près,
ça y ressemble, c’est juste qu’on peut nous laisser nos cheveux comme ça”.